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On a estimé que ce rassemblement était de vingt mille hommes. Le temps employé à défiler a été de deux heures: commencée à deux heures, la marche a fini à quatre. La troupe entrait par la porte du côté des Feuillants et sortait par celle qui donnait sur le Manége. Elle défila en ordre sur trois de hauteur.

Quand ce fut fini, Santerre rentra à la barre, et dit :

«Les citoyens du faubourg Saint-Antoine sont venus vous «<exprimer leurs vœux ardents pour le salut de la patrie. Ils < vous prient d'agréer ce drapeau en reconnaissance de l'amitié « que vous avez bien voulu leur témoigner. »

Le président prononce que l'assemblée accepte l'hommage des citoyens du faubourg Saint-Antoine.

CHAPITRE VI.

De deux heures à trois heures après midi. - Incident qui a lieu pendant les discussions de l'assemblée sur les demandes des pétitionnaires. La colonne du rassemblement s'était partagée en trois divisions. Une division veut passer par la terrasse des Feuillants pour se rendre à la cour du Manége. Des officiers municipaux vont au château. Leur entrevue avec le roi. — Une autre division plante l'arbre de la liberté dans le jardin des Capucins. La troisième entre à l'assemblée.

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Pour bien connaître l'esprit qui animait la multitude dans cette fameuse journée, il est nécessaire de la suivre dans toutes ses marches et dans tous ses mouvements. Et si l'on veut bien entendre la manœuvre qu'elle fit après sa sortie de l'assemblée pour s'introduire au château, il faut connaître des lieux qui aujourd'hui sont tout à fait changés. C'est une description très-fastidieuse à faire et à lire que celle des cours, bâtiments et passages qui, en 92, couvraient irrégulièrement l'espace aujourd'hui occupé par cette magnifique rue de Rivoli, et par la rue transversale

qui conduit de la grille de la terrasse à la place Vendôme et au boulevard. Il faut pourtant se résoudre à l'écrire.

Ce qui forme aujourd'hui la rue de Rivoli, depuis le château jusqu'à la rue Castiglione, formait alors la cour du Manége. Elle était séparée de la terrasse des Feuillants par une muraille qui est remplacée maintenant par une grille.

Le Manège était un bâtiment d'environ cent cinquante pieds de longueur, placé parallèlement à la terrasse des Feuillants à peu près à la hauteur de la place Vendôme. La cour, longue et étroite, lui servait d'avenue. On entrait par une des extrémités du bâtiment. L'extrémité opposée aboutissait à l'endroit où a été placé depuis le perron qui regarde la place Vendôme. On entrait aussi de ce côté, mais à pied, en venant par la rue Saint-Honoré jusqu'à la hauteur de la place Vendôme; on traversait la cour des Feuillants et leurs maisons neuves qui formaient une longue façade sur la rue Saint-Honoré. Un couvent de Capucins était attenant aux Feuillants.

Le Manège avait été approprié à l'usage de l'assemblée constituante, lorqu'elle quitta Versailles en 1789. Elle avait ouvert des communications entre la maison des Feuillants et celle des Capucins pour y établir des commissions et des bureaux. Les cours et jardins des deux maisons furent aussi confondus.

Ces positions connues, voyons la marche du rassemblement. Ayant monté la rue Saint-Honoré jusqu'à la hauteur des Tuileries, les meneurs n'eurent garde de s'enfermer dans la cour du Manége pour arriver à la salle de l'assemblée; la troupe aurait pu y être arrêtée et désarmée. Elle préféra donc suivre la rue Saint-Honoré et se présenter par la porte des Feuillants. Là elle ne craignait pas les mauvais coups et les perfidies de la cour.

Des sapeurs ouvraient la marche. Venait ensuite un grand peuplier couché sur une voiture : c'était l'arbre de la liberté. La voiture était entourée d'une foule de personnes des deux sexes, sans armes. Les uns disaient qu'ils allaient planter cet arbre à la porte de l'assemblée nationale,

d'autres sur la terrasse des Tuileries en face de la grande porte du château.

Trois officiers municipaux nommés Boucher-René, Boucher-Saint-Sauveur et Mouchet, s'étaient rendus dans le jardin des Tuileries. Ils allèrent au-devant du rassemblement par le passage des Feuillants, et se trouvèrent à la tête de la colonne à la porte de l'assemblée, quand M. Ramond discutait la proposition de M. Vergniaud, ce qui arrêta la troupe une demi-heure.

Comme la file avançait toujours, tandis que la tête était arrêtée, une partie se jetèrent dans le passage qui conduisait à la terrasse des Feuillants. Des ordres du château firent aussitôt fermer la grille, ainsi que les autres entrées du jardin. Un bataillon de garde nationale s'y plaça en face du passage, ayant trois pièces de canon en avant.

L'affluence augmentant toujours, et les issues étant fermées par le jardin et par l'assemblée, les personnes engagées dans le passage furent pressées au point d'étouffer. L'aspect du canon pointé sur la grille, la clôture de cette grille, la pression opérée par la foule toujours croissante et toujours poussant devant elle, mettaient en fureur la tête de la colonne; on frappait violemment à la grille, on avait résolu de l'enfoncer.

Alors, M. Boucher-Saint-Sauveur et M. Mouchet prirent le parti de se rendre au château par la cour du Manége, pour demander l'ouverture de la terrasse. Ils arrivent. Ils demandent M. de Romainvilliers, commandant de la garde nationale. M. de Romainvilliers ne se trouve point. Ils demandent M. de Wittinkoff. On les fait monter dans les appartements. Le roi est informé de leur demande; il veut les voir.

On les introduit dans la chambre à coucher. Ils y remarquent, comme dans les appartements, un grand nombre de personnes vêtues de noir. Un particulier, disent-ils dans leur procès-verbal, s'est détaché pour les prévenir que le roi allait paraître. De suite il a ouvert la porte d'un cabinet, et le roi a paru.

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Le roi leur demande quelle est la situation de Paris. M. Boucher répond : L'objet du rassemblement est de célébrer l'anniversaire du serment du jeu de paume, et de présenter une pétition à l'assemblée et à Votre Majesté. Le roi paraît s'étonner que le magistrat ne voie qu'une démarche si simple dans ce mouvement extraordinaire. Alors M. Mouchet prend la parole. Était-ce pour excuser le mouvement ou le justifier, y applaudir et censurer le roi? Était-il de bonne foi? Croyait-il que l'on ne voulait que faire entendre des plaintes légitimes, ou qu'il était légitime d'aller plus loin? On ne peut trop s'expliquer ce que voulait M. Mouchet. Toutefois il est certain que M. Mouchet n'était pas d'étoffe à faire ni un chef ni un puissant agent de faction. J. B. Thurot, grenadier volontaire du bataillon du petit Saint-Antoine, dans une déclaration qu'il a faite devant le juge de paix de la section du Roi-de-Sicile, représente M. Mouchet comme un très-petit homme brun et bancroche. Il est très-probable que par son esprit et son caractère il représentait assez exactement l'esprit et le caractère de la grande masse des bourgeois de Paris, qui redoutaient les fureurs populaires, mais encore plus les trahisons royales, et auraient voulu mesurer assez juste les soulèvements des prolétaires pour obliger la cour à plus de droiture et de fidélité envers la constitution, sans aller plus loin. M. Mouchet était imbu de tous les lieux communs de la politique vulgaire ; il croyait avoir une grande habileté à manier le peuple et en avoir assez bien usé dans l'intérêt du roi pour être en droit de lui dire quelques bonnes vérités. « N'ayant pu empêcher le rassemblement, dit-il a « roi, nous avons cru convenable de le légitimer en quelqu «sorte, en le réunissant sous les drapeaux des batail «<lons; mais le corps municipal ne s'en est pas tenu à «< cette seule précaution; il a envoyé plusieurs de ses membres sur les différents points où leur présence pouvait « être le plus nécessaire. MM. Boucher-René, Bɔucher«Saint-Sauveur et moi sommes particulièrement chargés du château. »>

Il paraît que le roi leur témoigna, par un mouvement de tête, qu'il leur savait gré de cette attention.

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M. Mouchet continua ainsi : « Mes collègues et moi, sire, «< avons remarqué avec peine que les Tuileries avaient été « fermées à l'instant où le cortége s'est présenté. Le peuple, comprimé dans le passage des Feuillants, témoigne « d'autant plus de mécontentement, qu'il a vu, par le « guichet, du monde dans le jardin. Nous-mêmes, sire, « avons été très-affectés de voir du canon pointé contre le << peuple. De telles mesures sont plus propres à l'irriter « qu'à le contenter. Il est urgent que Votre Majesté donne « l'ordre d'ouvrir les portes des Tuileries. >>

La réponse du roi fut: Le devoir des magistrats est de faire exécuter les lois.

M. Mouchet insiste et déclare au roi que s'il ne fait ouvrir la porte des Feuillants, il est à craindre qu'elle ne soit forcée.

Le roi reprend : Je consens qu'on l'ouvre; mais à condition que vous ferez défiler le cortége le long de la terrasse pour le faire sortir par la porte de la cour du Manége, sans descendre dans le jardin.

M. Mouchet triomphant et son collègue, accompagnés d'un officier de la maison du roi, courent porter l'ordre d'ouvrir. Mais, à peine descendus dans le jardin, une multitude de gens, répandus dans le jardin de tous côtés, leur apprend que le passage avait été forcé.

Pendant que le passage des Feuillants aux Tuileries était forcé par une partie de l'attroupement, et que l'autre attendait à la porte de l'assemblée la fin d'une discussion qui devait lui en ouvrir l'entrée, une troisième partie du rassemblement, pressée, comme les deux autres, par l'affluence qui étouffait les premiers entrés dans le passage des Feuillants, s'était soustrait à cette effroyable compression en se jetant dans le jardin des Capucins. Cette partie de l'attroupement comprenait les gens qui avaient amené et entouré la voiture chargée de l'arbre de la liberté. Se voyant bloqués et attendant un débouché, ils s'amusèrent à planter

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