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leçons. Il semblait qu'à cette menace les ténèbres allaient se répandre sur le monde; et, certes, il y avait de quoi frémir.

Les universités ont vu baisser leur crédit à mesure qu'elles avançaient vers leur véritable destination, qui était de propager, de disséminer les lumières intellectuelles. Si les universités de France sont tombées les premières, c'est que les premières elles ont atteint le but de leur création, ce qui ne doit pas étonner dans notre patrie où les esprits sont naturellement propagateurs. Les Allemands n'en sont pas là; aussi fait-on encore en Allemagne grand bruit des universités. En Angleterre, on les maintient comme on maintient, autant qu'on le peut, tout ce qui est ancien; mais on n'y croit plus; la seule influence qui leur reste est toute aristocratique.

Les véritables éléments d'éducation sont aujourd'hui dans la société, en prenant ce mot dans son acception la plus générale; c'est d'elle qu'on les reçoit. Les femmes françaises d'un rang élevé en ont donné les premières la preuve dans les écrits qu'elles nous ont laissés; cela devait être. De nos jours, cette preuve se trouve dans les livres publiés par les femmes de toutes les conditions, conséquence qui était inévitable et qu'on n'attribuera pas sans doute à leurs études classiques. En Angleterre, des pâtres, des conducteurs de charrue se sont rendus célèbres par leurs poésies. Un roman anglais, qui peint avec vérité, non les douleurs qu'une société trop raffinée impose aux pauvres, mais les douleurs trop réelles que cette civilisation fait peser sur les riches, a été composé par un tailleur de pierre. Ce qui est plus digne encore de remarque, les orateurs du Parlement britannique, sous l'influence de la société, et sans s'en apercevoir peutêtre, ont renoncé aux longues et fastidieuses harangues cicércniennes, en vogue dans le dernier siècle, pour revenir à la simplicité, au sens droit dont se compose le langage propre aux affaires prises au sérieux. En France, où tout est double, où l'ironic traverse toutes les pensées, on rit au milieu des débats parlementaires, on rit dans les séances des tribunaux criminels; on semble craindre que l'éloquence n'é

touffe les saillies de l'esprit ; et, malgré cette légèreté, la logique s'élève souvent, dans la tribune comme dans les cours de justice, au plus haut degré qu'elle puisse atteindre. Telle est notre société, tels doivent être les corps qui la représentent. En vain maintenant essaierait-on de coaliser les intelligences, on ne parviendrait qu'à faire des coteries. Que sont nos cours en comparaison des cours des premiers temps de l'Université? Les professeurs ne s'adressent plus seulement à leurs auditeurs; ils n'oublient pas un seul instant qu'il y a une nation intelligente au dehors; aussi s'empressent-ils de faire imprimer leurs leçons. Mais les journaux s'en étaient emparés le jour même pour en donner l'analyse au public, en les accompagnant d'observations critiques qui jadis auraient soulevé des querelles violentes, et qui de notre temps n'attirent pas même de réclamations, tant les plus irascibles reconnaissent que tout appartient à tous, et que lire et juger, voir et réfléchir sont des conditions si généralement admises qu'il faut les accepter pour les autres comme pour soi, sous peine de ridicule.

Personne ne croira sans doute que j'aie voulu dire qu'on peut dédaigner l'instruction qu'on reçoit dans sa jeunesse; ma seule pensée a été de rassurer les pères qui s'alarment du peu de profit que leurs enfants en retirent, et les préparer à ce qui arrive souvent et doit presque toujours arriver aux époques de révolution, savoir que bien peu de nous parviennent ou s'arrêtent à la profession pour laquelle on les avait destinés. Ce qu'on devient alors on le doit à l'éducation qu'on a reçue de la société, éducation qui nous suit jusqu'à nos derniers moments et nous modifie sans changer notre caractère, comme la société se modifie elle-même en conservant son unité. M. de Montesquieu prétend que le goût de la lecture n'est qu'une paresse déguisée; il y a du vrai dans cette observation; on en pourrait dire autant du penchant qui nous porte à la réflexion. L'expression serait, e crois, plus juste, si on reconnaissait que le goût de la lecture et le penchant à réfléchir donnent à l'esprit ce calme qui fait sentir le besoin et le charme des habitudes, et par

une conséquence forcée rendent peu propre au mouvement qu'exige la vie publique dans les temps d'agitation. Ce n'est pas de la paresse, mais le résultat est le même sous les rapports de l'ambition; il rend impossibles les sacrifices qu'elle exige. J'aime à le redire il y a de bons défauts; il ne s'agit que de savoir s'en arranger.

Le temps était arrivé où je devais revenir à Paris et me préparer à l'avenir qu'on essaierait de me faire, chose plus embarrassante pour mes parents que pour moi, qui, ne me sentant aucune disposition spéciale, étais très-disposé à me laisser aller, comme si cela ne me regardait pas, comptant d'ailleurs sur l'amitié qui régnait entre M. Le Blanc et moi pour arranger les détails selon mes désirs. Je ne sais sur quels conseils il fut décidé que je serais imprimeur; c'était un progrès; car lorsque ma mère me trouvait encore lourd de corps, de manières et d'esprit, je lui avais plusieurs fois entendu dire que je ne serais jamais bon qu'à faire un chanoine. Le nombre des imprimeurs était fixé à trente-six pour la capitale; non-seulement les fils succédaient à leurs pères, mais, lorsqu'il y avait vacance sans héritier direct, le concours se renfermait dans les familles consacrées à cette profession. Une seule réserve existait: on pouvait concourir avec ces familles si l'on s'était fait breveter apprenti à la chambre syndicale, et c'était pour être admis à ce concours que j'avais dû subir un examen classique devant le recteur de l'Université. Par une prévoyance facile à comprendre, la chambre syndicale avait laissé tomber cette exception en désuétude pour mieux assurer le privilége exclusif en faveur de la corporation; opposant l'usage établi au règlement considéré comme aboli, le fait avait effectivement fini par tuer le droit. C'est en petit l'histoire du monde.

On s'adressa à M. de Miromesnil, alors garde des sceaux, avec d'autant plus de sûreté que nous avions auprès de lui quelqu'un qui s'était chargé des préliminaires; il ne s'agissait plus que de demander une audience dans les formes. Par un motif que je n'ai jamais deviné, M. de Miromesnil, ou la personne qui s'employait pour nous, avait décidé que

cette demande d'audience serait faite en mon nom, et ma mère se chargea tout naturellement de m'en donner le modèle. Quoiqu'elle écrivit avec une grande netteté d'idées, le modèle ne me convint pas; je le trouvai trop chargé de détails, et plus obséquieux que je ne l'aurais voulu pour mon compte. Comment oser le dire? mais aussi comment soumettre mon amour-propre? C'était moi que devait recevoir M. de Miromesnil, et, dans ma pensée, je sentais qu'humilié d'avance je perdrais de l'assurance dont je croyais avoir besoin en me trouvant face à face avec un aussi grand personnage. Si j'avais eu l'habitude des caresses maternelles, je me serais fait gentil pour entrer en discussion; mais faute de confiance, et craignant de faire explosion en voulant tout dire à la fois, je ne copiai pas la lettre et gardai le silence. Ma mère me demanda d'un ton très-doux si j'avais quelques objections à faire; tout ce qui fermentait en moi s'apaisa aussitôt, car je devinai qu'elle n'était pas elle-même satisfaite de ce qu'elle venait d'écrire. Je lui dis que je pensais seulement qu'elle s'était trompée sur le point de départ, en me faisant parler comme si l'affaire n'était pas entamée, tandis qu'on pouvait la regarder comme conclue; qu'il s'agissait moins de solliciter que d'exprimer ma reconnaissance pour la promesse faite par M. le garde des sceaux de me recevoir; que mon placet devant lui être remis directement par la personne qui nous servait d'intermédiaire auprès de lui, et qui s'était chargée de me présenter, moins nous montrerions de doute, plus nous donnerions de force à l'engagement contracté. Ma mère, qui m'écoutait avec un intérêt que je ne lui avais jamais vu, saisit ce qu'il y avait de net dans la situation où j'indiquais qu'il fallait se placer et me laissa le soin du reste. Quand je lui montrai ma lettre, elle y donna son approbation. En termes d'université, c'est le premier degré que je pris dans son estime.

M. de Miromesnil, qui se disposait à partir pour Versailles, était en grand costume; il m'accueillit avec bonté, promit de rappeler la chambre syndicale à ses devoirs et ne l'oublia pas. Sa gravité était en lui ce qui m'avait le plus

frappé; mais coinme il est rare que le monde nous laisse longtemps nos illusions, j'appris plus tard qu'il jouait à perfection les Janots et les Pointus, farces qui mettaient alors tout Paris en belle humeur; cela le fit beaucoup baisser dans mon esprit. Aujourd'hui je n'en conclurais rien, sinon qu'il était propre à plusieurs rôles et que les changements de théâtres ne le déconcertaient pas.

Dans les détails d'exécution j'avais compté sur M. Le Blanc. Je désirais que, dans l'imprimerie qu'on choisirait pour moi, il y eût des fils de la maison de mon âge et même un peu au-dessus; cela ne souffrit pas de difficulté. La protection du garde des sceaux avait été assez éclatante pour que le choix que nous ferions parût une préférence. Je désirais encore qu'on me trouvât, dans le pays latin où étaient alors toutes les imprimeries, une famille qui voulût bien me prendre en pension, pour le diner seulement, afin de m'épargner chaque jour des doubles courses d'aller et de retour; cela se fit. J'avais bien prévu que la liberté des fils de l'imprimeur deviendrait la mienne, qu'ils m'accepteraient en tout à égalité, et que cette liberté s'agrandirait encore du temps où je serais absent et de l'imprimerie et de la maison paternelle; je n'en abusai pas, mais j'en usai. L'époque de mon apprentissage fut réellement un premier essai d'indépendance; je puis ajouter que ce fut, sous un tout autre rapport, l'époque de mon entrée dans le monde.

Les habitudes sont tellement changées que je ne parviendrais pas à faire comprendre qu'une maison, comme celle que tenait ma mère, rentrât à cinq heures de l'après-midi dans un calme complet, du moins pour les soins qu'elle s'était réservés. Parmi les hôtes familiers, beaucoup avaient pris l'habitude de venir le soir, avant de se rendre à leur appartement, dans la pièce où elle se tenait; la conversation s'y prolongeait souvent. Ma mère trouva bien que je m'arrogeasse le mème privilége; ce fut mon second degré.

Ni vain, ni timide, mais réfléchi et naturellement observateur, il était impossible que je ne fusse pas frappé du contraste qu'il y avait, pour le ton et les manières, entre l'ate

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