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autre dénomination bizarre. Aristote, trop supérieur à ces charlatans pour les imiter, examina toutes ces énigmes et en donna la solution.

Il faut avouer toutefois que de ces dix-neuf sophismes, si l'on en excepte deux, Petitio principii et non causa pro causa, les autres ne paraissent pas des instrumens d'erreur bien dangereux. Ils semblent plus faits pour embarrasser des enfans que pour tromper des hommes. Ils n'ont d'autre résultat que de produire un certain degré de confusion dans l'esprit. Ils ne roulent guère que sur l'emploi ambigu des termes. On vous présente une proposition qui, bien loin de vous paraître convaincante, vous paraît fausse au premier aspect; mais vous ne savez pas démêler d'abord en quoi gît la faiblesse de l'argument; vous sentez le piége avant de pouvoir en débrouiller le fil. Pungunt tanquam aculeis, interrogatiunculis angustis: quibus etiam qui assentiunt, nihil commutantur animo, et iidem abeant qui venerunt. Senec.

Ce que fit Aristote pour détruire les moyens de tromper est peu de chose en comparaison de ce qu'on a fait pour les enseigner. De nombreux traités de l'art oratoire, composés par des écrivains du premier ordre, renferment les instructions les plus méthodiques, les plus raffinées sur l'art de ménager les passions, de gagner les

cœurs, de présenter une cause sous l'aspect le plus favorable, de produire enfin sur l'esprit des juges une impression conforme au but de l'o

rateur.

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Il est vrai que ces grands maîtres d'éloquence ne sont point, comme M. Gerard Hamilton, des professeurs d'immoralité. Ils ne veulent qu'expliquer les meilleurs moyens de prouver et de réfuter, d'attaquer et de défendre, de plaire et de persuader. L'usage qu'on fait de leurs instructions ne dépend pas d'eux, et ils n'en sont point responsables. Ils ressemblent parfaitement, à cet égard, à ces auteurs de tactique militaire qui ne prennent parti pour personne, et qui n'entrent pas dans la question de la légitimité d'une guerre.

Après tant de beaux esprits qui ont enseigné indifféremment l'art d'instruire et l'art de séduire, le temps est venu de soumettre tous ces moyens oratoires à l'examen de la saine morale, de signaler tous les artifices qui ne tendent qu'à égarer la raison, et d'assurer aux délibérations politiques la dignité et l'utilité qu'elles ne peuvent recevoir que de la vérité et de la vertu.

Il ne s'agit donc plus ici de ces sophismes de mots qui ne sont des piéges que pour des novices, mais de ces sophismes de principes qui ne conservent que trop un empire de préjugé ou d'habi

tude sur des hommes faits. Les premiers ne peuvent servir qu'à la dispute dans les écoles, et n'entraînent point d'erreurs de pratique. Les autres sont des instrumens de parti dans les assemblées délibérantes, et ils influent sur le bonheur des nations.

J'entends les railleries des prétendus sages. Former une assemblée d'orateurs sans sophismes, de bons logiciens; élever un corps nombreux à un degré de raison et de perfection qu'on n'attend pas même d'un individu; supposer que l'amour de la justice peut l'emporter sur tous les intérêts: n'est-ce pas là évidemment vouloir l'impossible et se laisser éblouir d'un beau idéal? Je pourrais répondre avec Horace :

Non possis oculo quantum contendere Lynceus,
Non tamen idcirco contemnas lippus inungi.

Mais n'y a-t-il pas en morale comme en physique des erreurs que la philosophie a fait disparaître? Ceux qui nient tout progrès de la raison contredisent les faits les plus évidens. Ils ne s'accordent pas mieux avec eux-mêmes; car pourquoi se donneraient-ils la peine d'écrire et de raisonner, s'ils pensaient que les opinions fussent inaltérables? La bonne logique est au sophisme ce que la chimie est à l'or faux. Il est possible de décrier de faux argumens, au point qu'ils n'osent

plus se montrer. Je n'en veux ici pour exemple que la doctrine si long-temps fameuse, même en Angleterre, sur le droit divin des rois, et sur l'obéissance passive des peuples: celui qui la soutiendrait de nos jours serait plutôt un objet de pitié que d'indignation. Il en est de même de plusieurs faux systèmes qui ont eu leurs jours de splendeur et qui sont maintenant tombés dans l'oubli. Mais si je prolongeais ces réflexions contre un des sophismes les plus dangereux, je m'écarterais de l'objet d'une préface et j'anticiperais sur l'ouvrage même.

Une des plus grandes difficultés que j'éprouve dans les publications successives des écrits de M. Bentham, c'est de les rendre indépendans les uns des autres, sans nuire à leur clarté. Mais on ne peut réussir à cet égard qu'imparfaitement. Un écrivain méthodique avance régulièrement dans ses recherches. Ses premiers principes une fois posés, il ne fait que les développer dans ses productions subséquentes; il suppose que ses lecteurs sont déjà en connaissance avec lui; il ne revient pas sur des preuves établies; il admet beaucoup de choses sous-entendues. C'est ainsi que dans les Traités de législation, le premier livre expose le principe de l'utilité générale comme le seul principe de raisonnement en inorale et en jurisprudence; il contient la véritable

logique du législateur, et il est terminé par un chapitre sur les fausses manières de raisonner en matière de législation. L'ouvrage que je publie aujourd'hui n'en est qu'une suite ou qu'un développement; et, quelques efforts que j'aie faits pour me passer de renvois, je sens qu'un lecteur qui n'aurait aucune connaissance de ce Traité préliminaire, pourrait souvent trouver quelque chose d'obscur ou d'incomplet dans celui-ci. Telle est la liaison qui existe dans les œuvres d'un génie philosophique. Ce ne sont pas des fragmens isolés, ce sont des parties d'un même tout. Plus on considère leur ensemble, plus on y découvre de correspondance et d'union.

Lorsque je publiai à Londres, en 1811, la Théorie des peines et des récompenses, M. Bentham exigea de moi de déclarer dans la préface qu'il ne voulait en aucune manière être responsable de ces ouvrages, extraits de manuscrits qu'il n'avait ni achevés ni revus. Je dois, à plus forte raison, le libérer de toute responsabilité sur ces deux volumes, que j'ai travaillés sur des essais plus incomplets encore: j'ai changé la forme du premier et la distribution du second. J'ai traité chaque partie avec la même liberté dans le détail que si le fond m'eût appartenu. Ce n'est pas par un sentiment d'amour-propre, mais par nécessité que je me suis attaché à ce mode de ré

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