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mérite de plus, celui d'être mieux amalgamées aux mœurs, aux habitudes nationales, et d'avoir leur preuve toute faite. Mais dans les âges précédens comme dans le nôtre, et plus encore que dans le nôtre, tous ceux qui avaient en main le pouvoir s'occupaient plus de leur intérêt personnel que de l'intérêt public; ils ne trouvaient pas dans une opinion éclairée un frein puissant. Les causes d'abus et de corruption étaient les mêmes, et l'antidoté était beaucoup plus faible.

Les matériaux utiles que fournissent les anciens temps ne sont pas les opinions, ce sont les faits. L'instruction qu'on peut tirer des faits est indépendante de la sagesse des opinions; et même entre celles-ci, les plus folles sont peut-être les plus instructives. Une opinion insensée conduit à des actions insensées, et les désastres qui en résultent produisent les avertissemens les plus salutaires.

La folie de nos ancêtres est donc plus instructive pour nous que leur sagesse et cependant ce n'est pas à leur folie, mais à leur sagesse que nous réfèrent, pour notre instruction, les prétendus sages de notre temps.

Mais en supposant que nos ancêtres fussent aussi bons juges de leurs intérêts que nous le sommes des nôtres, s'ensuit-il que leur opinion doive faire autorité pour nous? Non, puisqu'elle n'était point formée sur l'état des faits actuels, et qu'en faisant

des lois pour eux, ils n'ont pas pu imaginer quelles seraient les circonstances où nous serions placés. La connaissance des faits est la première base d'un bon jugement, et cette base manque à toutes les inductions qu'on veut tirer de l'autorité. Vouloir se guider par les opinions d'un autre siècle, ce serait faire comme un voyageur qui, pour aller de Paris à Rome, aimerait mieux se fier à un itinéraire du douzième siècle qu'au livre de poste le plus récent.

CHAPITRE III.

SOPHISME DU VETO UNIVERSEL.

Il n'y a point d'antécédent,

L'ARGUMENT consiste à alléguer contre une mesure proposée qu'elle est nouvelle, et que sur le point en question, il n'y a pas d'antécédent ou d'exemple d'après lequel on puisse se conduire.

Une telle observation, loin d'être condamnable en elle-même, est au contraire d'une très-grande utilité : elle sert à fixer l'attention sur le sujet, et à rappeler à l'Assemblée toutes les précautions nécessaires quand on entre dans une route qui n'est pas encore frayée. «Considérez mûrement ce qu'on » vous propose : il n'y a point d'antécédent qui vous » serve de règle; vous allez faire une expérience. »Usez de votre jugement. »>

Quel est donc le sens dans lequel cette observation se range parmi les sophismes? C'est lorsqu'on prétend l'employer comme une raison suffisante pour rejeter la mesure qui a ce caractère de noù-veauté.

C'est une branche du sophisme précédent. On disait par l'un « nous voulons maintenir tout ce » qui a été établi par nos ancêtres; » on dit par ce

lui-ci : « nous refusons de faire ce que nos ancêtres » n'ont pas fait. »

Il est clair que cette objection, réduite à ellemême, n'a rien de commun avec le mérite ou le démérite de la mesure; elle conclut à la rejeter sans examen. Avec un tel argument, on aurait condamné tout ce qui a été fait jusqu'à présent; on condamnerait de même tout ce qui se fera dans la suite. Une maxime qui serait fatale à tous les progrès de l'esprit humain dans tous les arts, dans toutes les sciences, peut-elle être bonne en politique, en législation?

« Mais, » dira un raisonneur subtil, « ce qui >> nous porte à condamner une mesure qui n'a point » d'antécédent, c'est qu'il est à présumer que si elle » eût été bonne, elle se serait déjà présentée. Sa »> nouveauté est contre elle, parce qu'on n'aurait >> pas attendu jusqu'à présent à trouver ce qui est >> vraiment utile. »

Rien de plus faible et même de plus faux qu'une telle présomption. Combien n'y a-t-il pas d'obstacles, soit politiques, soit naturels, qui ont pu empêcher la mesure, quoique très-convenable en elle-même, d'être présentée au législateur?

1° Si, toute bonne qu'elle est pour l'intérêt général, elle ne s'accorde pas avec les intérêts privés ou les préjugés de ceux qui gouvernent, loin de s'étonner qu'elle n'ait pas été proposée plus tôt, il

y aurait lieu d'être surpris qu'elle osât enfin se produire. Est-il besoin de demander, par exemple, pourquoi la Traite des Nègres a été soufferte si long-temps? Ne doit-on pas admirer, au contraire, que malgré tant d'intérêts opposés, son abolition ait été sollicitée avec une persévérance infatigable et enfin victorieuse?

2° Si la mesure proposée est du nombre de celles qui supposent un certain progrès dans les lumières publiques, ou un degré particulier de science, d'application et de talent, cette circonstance suffit pour rendre compte de ce qu'elle se présente si tard. La capacité de l'esprit humain s'étend par toutes ses découvertes, et plus il faut de connaissances ou de génie pour l'accomplissement d'un objet, moins il est probable qu'on ait pu l'atteindre dans une époque passée.

Le développement du génie a trouvé plus d'entraves dans la législation que dans toutes les autres sciences; ce serait là un beau sujet à traiter, mais il menerait trop loin. Il faudrait montrer qu'à chaque pas l'esprit humain a eu à lutter, avec des forces inégales, contre le despotisme d'une part et les préjugés religieux de l'autre. Il faudrait montrer surtout que les hommes de loi ont été, en général, ses plus grands ennemis ; leur intérêt particulier les portant sans cesse à s'opposer à l'établissement d'un système clair et précis, uni

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