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répété comme une maxime de sentiment et de morale.

Ce préjugé en faveur des morts est principalement fondé sur ce qu'un homme qui n'est plus, n'a plus de rivaux. A-t-il été distingué par son génie, ceux qui n'ont jamais élevé la voix en sa faveur, et même ses adversaires, changeant tout à coup de langage, se donnent, en le louant, un air de justice et d'équité qui ne leur coûte rien au contraire, ils satisfont par-là cette passion maligne dont on a si bien dit :

Triste amante des morts, elle hait les vivans.

L'envie, en effet, n'exalte les uns que pour déprimer les autres. Elle ne veut que décourager les efforts généreux, en représentant une dégénération graduelle dans l'espèce humaine; en substituant, autant qu'elle le peut, des regrets qui humilient, à des espérances qui animent.

Les mêmes individus qui, sous le nom de sagesse des ancêtres, exaltent des générations ignorantes et inexpérimentées, ne parlent jamais de la génération présente, c'est-à-dire, de la masse du peuple, qu'avec le plus profond mépris.

Aussi long-temps qu'ils se renferment dans ces déclamations générales, qu'ils placent dans deux groupes distincts, d'un côté nos sages ancêtres de l'autre, le peuple de nos jours ignorant et stu

pide, il est possible d'en imposer jusqu'à un certain point.

Mais qu'on assigne un temps positif pour cette époque de sagesse supérieure, qu'on la prenne où l'on voudra dans les règnes passés, et que l'on compare classe à classe, les hommes de ce temps et ceux du nôtre, la supériorité doit nécessairement appartenir à ceux qui ont eu le plus de moyens d'instruction. Si vous remontez à une époque qui ait précédé l'imprimerie, vous trouverez même que les classes inférieures de notre temps l'emportent sur les classes supérieures du temps passé.

Prenez, par exemple, les dix premières années du règne d'Henri VIII. La chambre des pairs était alors, sans contredit, la partie la plus éclairée de la nation. Il est de fait que plusieurs des lords laïques ne savaient pas lire; mais accordons-leur à tous la connaissance de cet art, qu'en auraient-ils fait, relativement à la science politique? quels étaient les livres où ils auraient pu en puiser les élémens? L'économie politique, la loi pénale, le droit ecclésiastique, le droit international, loin d'exister comme sciences, avaient à peine un nom qui les désignât. Ce qu'on pouvait prendre dans les ouvrages d'Aristote ou de Cicéron, n'était point applicable aux temps modernes ; et d'ailleurs ces sources de science ou de prétendue science, n'étaient accessibles qu'aux érudits. L'histoire

d'Angleterre n'était composée que de maigres chroniques, d'une sèche nomenclature de traités, de siéges, de combats, de fondations de couvens et d'abbayes, de cérémonies, de fêtes et d'exécutions, sans aucun détail sur les causes, sur les caractères, sur le véritable état du peuple.

Passez au règne de Jacques Ier, célèbre par son savoir et son éloquence. Ses livres sur les apparitions, sur les sorciers, sur les diables, sur leurs opérations et leurs différens pouvoirs, prouvent que ces notions extravagantes n'étaient pas moins le partage des hommes les plus élevés, que celui du peuple. Le seul privilége de ce monarque, le Salomon de son temps, était de pouvoir tourmenter et brûler ceux qui avaient le malheur de ne pas connaître aussi-bien que lui l'essence de la nature divine.

Sous Charles II, même après que Bacon eut tracé le plan de la saine philosophie, ne vit-on pas sur le premier siége de la justice un jurisconsulte, encore estimé de nos jours le coryphée de la loi anglaise, le juge Hale, qui ne savait pas définir, comme il le dit lui-même, ce qu'était le larcin, mais qui savait trop bien ce qu'était le sortilége, et qui, pour ces deux délits, condamnait des hommes à mort sans aucun scrupule, au milieu des applaudissemens universels des savans et des ignorans de ce beau siècle?

La liturgie des catholiques contient, sous le nom d'exorcisme, une forme de procédure pour expulser les diables qui se sont emparés du corps humain : bien entendu que cette opération ne pouvait réussir qu'entre les mains d'un opérateur dûment privilégié.

De nos jours, on est parvenu à se procurer une entière sûreté contre toutes les puissances infernales, par un moyen plus simple et moins coûteux. Depuis que le peuple a su lire et qu'on a imprimé des journaux, les revenans, les spectres, les vampires, les sorciers ont pris la fuite pour ne plus revenir. Mille espèces de superstitions qui naissaient de celle-là, toutes faites pour dégrader la raison, pour remplir la vie de terreurs, ont cédé au même talisman; et on conçoit à peine aujourd'hui que ces absurdes opinions aient pu trouver créance autrefois, non-seulement dans le peuple, mais parmi ses conducteurs temporels et spirituels.

S'il est ridicule de vanter la sagesse des anciens temps, il ne l'est pas moins de célébrer leurs vertus. Nos ancêtres nous ont été inférieurs en probité comme en tout le reste. Plus on regarde en arrière, plus on trouve d'abus dans la religion et dans le gouvernement : c'est la violence de ces abus qui a produit les degrés comparatifs de réforme dont nous sommes si fiers. Il a fallu commencer par sortir de la servitude, qui était le lot

des neuf dixièmes du genre humain. Qu'on choisisse dans les époques antérieures celle qu'on voudra; il n'en est aucune qui présente un état de choses dont un homme sensé pût désirer le rétablissement total.

On se laisse enthousiasmer par quelques beaux traits, par quelques grands caractères; mais on est dupe d'une illusion d'optique historique. Ces beaux traits, ces grands caractères semblent se placer tous ensemble pour nous donner une idée très-fausse de leur nombre et de leur contiguité. C'est ainsi que de loin, on croit voir une forêt touffue où on ne découvre en approchant que des arbres dispersés à une grande distance.

Mais faut-il donc agir et raisonner comme si nous n'avions point eu d'ancêtres ? Tout ce qu'ils ont fait, tout ce qu'ils ont pensé, doit-il être compté pour rien? Devons-nous mépriser tous leurs exemples, et nous considérer comme si nous étions au lendemain de la création?

Cette manière de raisonner serait encore plus absurde et plus dangereuse que celle que je combats. 'Nos ancêtres ont été ce que nous sommes, ils ont senti les maux, ils en ont cherché les remèdes. Leur pratique forme une grande partie de notre propre expérience. Ce qu'ils ont trouvé de bon en tout genre est notre héritage; et surtout les bonnes lois qui en vieillissant acquièrent un

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