Page images
PDF
EPUB

n'est pas besoin d'en prouver l'importance. Qui peut ignorer par combien de causes le rapport d'une opinion s'altère ou se dénature en passant par différens canaux? La force de l'autorité, en s'éloignant de sa source, va en décroissant de la même manière que dans le cas d'un témoignage juridique.

II. Réfutation de ce sophisme.

Nous avons vu qu'il est des cas où l'autorité constitue une base raisonnable de décision.

Quel que soit le sujet en question, il n'y a point de sophisme à citer des opinions, à rassembler des documens et des faits, lorsqu'on se propose par-là de fournir une instruction plus complète. Ces citations, cès documens ne sont point donnés comme faisant autorité par eux-mêmes; ils ne sont point censés avoir une valeur indépendante de celle des argumens qu'on en peut tirer; ce ne sont que les matériaux de la pensée.

S'agit-il d'un sujet hors de la compétence de ceux qui sont appelés à décider, d'un sujet appartenant à une profession, il n'y a point de sophisme à se référer à l'opinion des experts, seuls juges capables. On ne saurait procéder autrement dans les cas qui concernent la science médicale, la chimie, l'astronomie, les arts libéraux ou mécaniques, les diverses branches de l'art militaire, etc.

Mais il y a sophisme lorsque dans une assemblée politique, compétente pour former un jugement éclairé, on a recours à l'autorité pour exclure tout argument spécifique ou comme faisant par ellemême une base légitime de décision.

Le sophisme est à son plus haut point dans le cas où l'autorité qu'on veut donner comme probante n'est autre que l'opinion d'une classe de personnes qui, par leur état même, sont sous l'influence d'un intérêt séducteur opposé à l'intérêt public. C'est renverser le principe de tous les tribunaux qui permettent de récuser un juge quand il a un intérêt personnel dans la cause.

Dans toute question concernant la convenance d'une loi ou d'une pratique établie, celui qui veut qu'on se décide sur autorité doit admettre l'une ou l'autre de ces deux propositions: 1° que le principe de l'utilité, c'est-à-dire l'influence d'un acte sur le bonheur de la génération présente, n'est pas la règle d'après laquelle on doit se gouverner ; ou 2o que la pratique des anciens temps, ou l'opinion de certaines personnes doivent être considérées comme des preuves concluantes qui dispensent de raisonner.

S'il admet la première de ces propositions, en qualité d'homme public, il trahit les intérêts du public, il tourne la puissance qu'il a reçue contre ceux qui la lui ont donnée, et prouve qu'un in

térêt privé l'emporte dans son esprit sur l'intérêt général.

S'il admet la seconde, il se déclare incapable de raisonner, de juger par lui-même, et se met sous la tutelle de ceux qu'il considère comme ses guides. Docilité louable de la part des individus qui, ne pouvant s'instruire, font sagement de s'en rapporter au jugement des plus habiles: mais soumission honteuse, et même soumission coupable, de la part de ceux qui sont entrés volontairement dans la carrière publique, et qui n'ont qu'à vouloir, pour se procurer toutes les informations nécessaires.

Celui qui, à l'occasion d'une loi proposée, veut tout référer à l'autorité, ne dissimule pas l'opinion qu'il a de ses auditeurs. Il les croit incapables de former un jugement sur des preuves directes; - et s'ils sont disposés à se soumettre à cette insulte, ne peut-on pas présumer qu'ils en reconnaissent la justice?

Il semble d'abord que cette infériorité avouée devrait avoir pour compagne inséparable la modestie et même l'humilité; mais si on y regarde de plus près, on verra que les plus zélés pour l'autorité d'opinion ont toujours été les plus intolérans. L'arrogance et la servilité ne sont pas incompatibles; au contraire, il n'est point de dispositions qui s'ac-. cordent mieux ensemble. Celui qui s'humilie devant un supérieur compte bien s'en dédommager

par la soumission qu'il impose à d'autres. Ce qu'il veut, c'est d'infuser dans l'esprit des hommes une faiblesse analogue à la faiblesse physique de l'enfance, pour les conduire par des lisières. Les penseurs les plus libres, ceux qu'on accuse le plus d'être entêtés de leurs opinions, se montrent, quand ils sont contredits, moins irascibles, moins impatiens que ces espèces de dévots politiques qui, ayant renoncé à la faculté de l'examen, ne veulent l'accorder à personne. Selon eux, l'appel à la raison est une témérité odieuse; offrir et demander des argumens, c'est une présomption intolérable.

D'où vient toute cette violence? Uniquement de ce que des corps intéressés à des abus, ne pouvant les justifier par le principe de l'utilité, ont recours à ce sophisme de l'autorité, qui ne fournit aucun critère pour distinguer clairement le bien du mal, qui prête son appui à tout, aux institutions les plus salutaires comme aux plus pernicieuses, aux meilleures lois comme aux plus nuisibles. Laissezles parvenir à persuader que l'autorité est le seul guide à suivre en morale, en législation, en religion, ils ne craignent plus d'être troublés dans la possession des abus; tout restera comme il est : il n'y aura plus d'appel à l'utilité générale.

C'est par l'autorité que se soutiennent depuis tant de siècles les systèmes les plus discordans, les opinions les plus monstrueuses. Les religions

des Brames, de Foë, de Mahomet, n'ont pas d'autre appui. Si l'autorité a une force imprescriptible, le genre humain, dans ces vastes contrées, n'a pas l'espoir de sortir jamais de ses ténèbres.

Le chef-d'œuvre à cet égard fut de créer l'opinion d'une autorité infaillible. Avec un pareil instrument, c'en était fait de la liberté du genre humain. Un homme jusqu'alors obscur eut le courage presque inconcevable d'en appeler à la raison contre tout son siècle. Il réclame la liberté de la pensée, et il opère une révolution dans l'Europe. On peut voir dans les écrits de Bossuet et d'Arnauld avec quelle éloquence, avec quel art ils ont défendu ce sophisme de l'autorité contre les protestans; et dans les réponses de Claude, de Bayle, de Basnage, comment ils ont établi d'une manière victorieuse la plus belle prérogative de l'homme, le droit de consulter sa raison.

Ce fut par une suite du mouvement imprimé à la pensée qu'on brisa les chaînes de l'autorité d'Aristote et de Platon, Bacon, dans les matières de philosophie naturelle, détruisit la suprématie des anciens. Il mit l'homme hors du berceau. Il lui apprit à marcher seul. Locke osa se servir de la même logique, et fit une nouvelle histoire de l'esprit humain. Mais quoique ces grands hommes eussent à combattre des préjugés dominans, ils n'avaient pas à lutter contre des intérêts adverses

[ocr errors]
« PreviousContinue »