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ne le sont point réellement; qu'elles appartiennent comme de droit à des hommes riches; qu'elles confèrent un pouvoir sans responsabilité, par conséquent sans obligation; et que ces mêmes représentans, qui ont si peu à craindre de la part des électeurs, ont beaucoup à espérer de la part du gouvernement.

Dans cet état de choses, il y aura un grand nombre d'hommes opulens et timides, qui auront l'habitude de se laisser gouverner par des chefs dont les intérêts sont semblables aux leurs. L'ignorance du peuple est passive ou téméraire : l'ignorance des classes supérieures a un caractère différent: elle est disposée au maintien de tout ce qui existe. Plus on est ignorant, plus on a la tête remplie de tous les préjugés établis.

Le mot ignorance, appliqué à cette classe d'hommes, ne doit pas être entendu comme excluant l'éducation commune. D'ailleurs dans une société civilisée, il y a, pour ainsi dire, une portion flottante d'instruction mêlée de faux et de vrai, à laquelle chacun participe, et qui s'infuse dans l'esprit par une respiration insensible. Sans songer à s'instruire, on saisit toujours dans la conversation quelques-unes de ces idées qui circulent. L'ignorance dont je parle est relative aux études qui appartiennent à l'homme public, à ces études qui exigent de l'attention. du travail, de la persévé

rance, et qui supposent des motifs proportionnels aux difficultés à vaincre. L'ignorance n'est pas seulement relative à la quantité d'information, elle l'est aussi à la qualité. La qualité est ce qui rend un individu propre à une situation. Le plus habile naturaliste, le plus savant mathématicien peuvent être, dans ce sens, les membres les plus ignorans d'une assemblée législative.

Dans un corps politique ainsi composé, la majorité sera presque toujours conduite par des préjugés d'autorité.

Quatrième cause des sophismes.

DÉFENSE DE SOI-MÊME, OU UTILITÉ SUPPOSÉE.

On peut être réduit à employer sophismes contre sophismes, à se servir pour sa défense des argumens ad hominem ou ad populum; et si cela est permis pour soi, à plus forte raison le sera-t-il pour le bien public. «Telle est la nature de l'homme, > dira-t-on, que ces argumens fallacieux sont peut'être ceux qui produiront sur l'esprit public l'im»pression la plus salutaire. Toute erreur est nui»sible en général et dans une longue durée: mais » si une erreur tout établie peut contribuer au » salut public, il ne faut pas hésiter à s'en servir. › La mesure que nous combattons est pernicieuse. » Ce serait imbécillité et même crime de notre part que de ne pas tenter, pour la faire échouer, des › moyens qui, sans être absolument innocens, ne » sont pas criminels par eux-mêmes. Il y a long> temps qu'on a donné au sage le conseil de répondre » au fou selon sa folie. »

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Il faut avouer que cette apologie serait admissible si ces argumens sophistiques, ces appels aux préjugés et aux erreurs, étaient employés simple

ment comme auxiliaires; s'ils étaient introduits à la suite et non à la place des argumens légitimes. Mais dans ce cas même la sincérité requiert ces deux conditions: 1° que les argumens directs et pertinens soient placés en première ligne, et qu'on déclare d'avance que c'est par leur seul mérite qu'on voudrait décider du sort de la cause; 2° qu'en présentant ces faux argumens, on ne dissimule point leur faiblesse intrinsèque, et qu'on donne à entendre qu'on ne s'en sert qu'à regret.

Si ces deux conditions ne sont point remplies, l'emploi des sophismes, même en faveur d'une bonne cause, est une forte présomption d'improbité ou d'ineptie ineptie, si celui qui s'en sert n'en voit pas la faiblesse; improbité, si connaissant leur tendance nuisible, il cherche à les accréditer de tout son pouvoir.

CHAPITRE V.

USAGE DES SOPHISMES POUR CEUX QUI LES EMPLOIENT ET CEUX QUI LES REÇOIVENT.

APRÈS avoir considéré ces sophismes réduits à l'expression la plus simple, dépouillés de tous les ornemens de l'éloquence et séparés des circonstances dans lesquelles on les fait valoir, le lecteur, qui n'aura vu dans les uns qu'un amas de contradictions, et dans les autres qu'une apparence de raison qui s'évanouit au premier examen, aura peut-être quelque peine à concevoir quel est leur usage, quel est le parti qu'on peut en tirer.

Se peut-il que les politiques qui les emploient n'en aient pas reconnu l'absurdité ? Se peut-il que ceux qui les reçoivent n'en aient pas senti le néant?

Non. Cette supposition est trop invraisemblable pour être admise. Il y a presque toujours feinte des deux parts. Tout cet appareil de fausses raisons, faussement données, faussement reçues, ne se soutient que par une convenance réciproque entre des hommes qui veulent s'entendre et se ménager. Leur jeu est de se protéger les uns les autres contre l'imputation de n'agir que pour leur intérêt propre, sans aucun égard pour le bien public. C'est un voile

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