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force publique ne s'y opposait. Rousseau n'a rien avancé de plus odieux, contre la vie sociale.

La prééminence de l'intérêt privé sur l'intérêt public paraît en effet une proposition bien dure et bien affligeante, mais il faut faire attention à tout ce qui la restreint : 1o L'auteur a justement observé que dans le plus grand nombre des cas, chaque individu, en donnant la préférence à son intérêt privé, contribuait plus efficacement au bien public que s'il le cherchait directement. Chacun veut pourvoir à sa subsistance, sans s'embarrasser si les autres ont leur ration, et ce soin individuel remplit infiniment mieux son objet que si tous voulaient se charger du soin de tous. Chaque négociant fait le commerce pour son intérêt privé, et le fait aussi bien qu'il le ferait mal, s'il était conduit par des vues de bienveillance gratuite envers le public. 2o Ceux même qui ont un intérêt dans la conservation des abus, ont aussi un intérêt dans le bien-être de l'état : ils veulent que les lois soient assez fortes pour réprimer les délits, que le gouvernement soit assez puissant pour se maintenir contre des ennemis extérieurs; en sorte que s'ils sont mauvais citoyens, sous un certain rapport, ils seront bons citoyens à d'autres égards: de là ce mélange de bien et de mal qui constitue si souvent la moralité humaine.. 3° La force de l'intérêt privé est mitigée dans presque tous les cas par quatre principes tutélaires, indépendamment des lois. Ces principes tutélaires sont la prudence, le désir de l'estime, la bienveillance, la religion. La prudence nous fait sentir notre faiblesse et nous porte à chercher dans notre commerce avec nos semblables la ligne de moindre résistance, c'est-à-dire celle où nos intérêts se concilient le mieux avec les leurs ; nous les ménageons pour en être ménagés. Le désir de l'estime est encore une balance de

perte et de profit. La bienveillance s'élève plus haut; elle jouit de son dévouement et de ses sacrifices. Mais autant elle est commune dans les relations privées, autant elle est rare dans les grands rapports politiques. La religion, quoiqu'elle puisse recevoir une direction bien opposée au principe de l'utilité, est le plus souvent d'accord avec la morale, et lui prête un nouvel appui.

Voilà les freins moraux qui ajoutent leur force à celle des lois pour tempérer l'intérêt privé : mais sa prééminence n'en est pas moins établie par toute l'histoire.

S'il en était autrement, il y aurait donc beaucoup de despotes qui auraient employé leur puissance à limiter l'autorité absolue; beaucoup de satrapes qui auraient mieux aimé donner à une nation des droits permanens qu'exercer eux-mêmes une tyrannie passagère, beaucoup de prêtres des fausses religions qui auraient dévoilé publiquement leurs impostures; beaucoup de jurisconsultes qui auraient cherché à simplifier la procédure, à rendre la législation claire, certaine et facile; beaucoup de militaires qui auraient refusé de servir dans des guerres injustes et de contribuer à opprimer des peuples libres; beaucoup de courtisans qui auraient été les censeurs assidus des vices du prince; beaucoup de colons qui auraient rejeté avec horreur la traite des nègres et travaillé à affranchir leurs esclaves; beaucoup de nobles qui n'auraient pas voulu de priviléges aux dépens du peuple, etc. etc.

Dès qu'on connaît la constitution d'un état et les intérêts qui prédominent dans telle ou telle classe, il ne faut qu'une sagacité commune pour deviner une grande partie de son histoire.

Vous savez qu'à Rome, la nation était divisée en patriciens et en plébéiens: vous connaissez l'intérêt de ces

deux ordres, vous pressentirez les luttes qui doivent naître, et vous anticiperez l'arrivée du tyran qui doit les subjuguer tous les deux.

Triste vérité, dira-t-on; déplorable révélation de la nature humaine ! Je conviens qu'elle n'a rien de flatteur pour l'amour-propre, mais elle ne conduit ni à la misanthropie ni au découragement, puisqu'on voit que la plus grande partie des actions humaines est conduite innocemment et utilement par le seul intérêt privé, et que, dans la plupart des cas où il serait dangereux, il est contenu par les lois, par la prudence, par la bienveillance, par la religion. Qu'il y ait des hommes puissans qui, au lieu de détruire les abus, ne s'appliquent qu'à les maintenir; qu'il y ait des corporations ou des classes dont l'existence est attachée des institutions malfaisantes, c'est un grand mal sans doute; mais ce n'est point un mal sans espoir. Son remède est dans le progrès des lumières, et dans une législation qui, en s'éclairant, tend sans cesse à mettre plus d'harmonie entre l'intérêt public et les intérêts privés.*

*Voyez sur la perfectibilité, Traités de législation, tom. III, pag. 389. Vue prospective, etc.

CHAPITRE II..

Seconde cause des sophismes.

PRÉJUGÉS FONDÉS SUR UN INTÉRÊT SÉDUCTEUR QUI AGIT A L'INSU DE CELUI QU'IL GOUVERNE.

Si notre intérêt influe sur nos actions, il n'influe pas moins sur notre entendement: mais cette in-. fluence n'est pas toujours si manifeste dans le second cas que dans le premier. Un motif séducteur me porte à faire une mauvaise action que je reconnais pour telle: un motif séducteur me fait adopter une opinion erronée que je prends pour vraie. Il n'y a point de méprise dans le premier cas; il y.a méprise dans le second. Mon entendement est dans un état d'erreur.

Mais se peut-il que les motifs qui agissent sans cesse sur l'esprit d'un homme, soient un secret pour lui-même?

Oui, certes, cela se peut. Rien de plus aisé, rien de plus commun: disons plus, ce qui est rare, ce n'est pas de les ignorer, c'est de les connaître. Il en est de l'anatomie et de la physiologie de l'âme, si je puis parler ainsi, comme de l'anatomie et de la physiologie du corps. Il y a aussi peu de per

sonnes instruites dans l'une de ces sciences que dans l'autre ; et même la science qui concerne les fonctions intellectuelles est bien moins étudiée que celle qui s'attache à l'organisation physique. La physiologie du corps a ses difficultés sans doute, mais ces difficultés sont bien peu de chose, si on les compare à celles qui s'élèvent de toutes parts pour retarder nos progrès dans la physiologie de l'âme.

Entre deux individus placés dans un état d'intimité, chacun d'eux démêle mieux peut-être les vrais motifs qui font agir son associé, qu'il ne pénètre les siens propres. Combien de femmes connaissent mieux les mouvemens les plus cachés du cœur de leur mari, qu'elles ne se connaissent ellesmêmes !

Tout cela s'explique aisément. Nous avons un intérêt très-vif à bien discerner les motifs qui gouvernent les personnes dont nous dépendons plus ou moins pour le bonheur de notre vie.

Avons-nous le même intérêt à discerner nos propres motifs? Non, cela ne menerait à rien, ni pour le profit, ni pour la jouissance. Au contraire, cet examen serait plus souvent une source de mortification que de satisfaction, même pour un individu dont la conduite morale est au niveau de la vertu commune :,car un homme pervers est forcé de se faire un masque pour lui-même comme pour les

autres.

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