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et où l'on cède quelque chose. Le plan est bon en théorie, dira-t-on, mais il serait mauvais en pratique.

3° Il y a d'autres cas où l'on va plus loin encore. Le plan est déclaré trop bon pour être praticable. C'est alors sa perfection qui le rend inadmissible.

4° Enfin l'on est arrivé au point que le mot plan a été sérieusement représenté comme une raison suffisante pour rejeter un système de mesures. Les mots perfectionnement, excellence, ont été mis en défaveur comme devant éveiller la défiance et le dédain.

Quoiqu'il y ait une liaison intime entre tous ces moyens de déception, il y a cependant entre eux des différences qui les rendent susceptibles d'être réfutés séparément.

I. Abus des mots spéculatif, théorique, etc.

Je ne condamne pas l'usage de ces mots, mais leur abus. Or, il y a abus toutes les fois que dans une discussion sérieuse, sans alléguer aucune objection spécifique, on prétend faire rejeter une mesure en lui appliquant une de ces épithètes de réprobation.

Supposez en effet que la mesure en question soit telle, qu'on puisse justement la qualifier de visionnaire, romanesque, chimérique, il faut que les idée

d'un homme soient bien confuses et son vocabulaire étrangement rétréci, s'il ne peut faire entendre ce qu'il y trouve de mauvais qu'en lui appliquant des épithètes injurieuses qui ont si souvent servi à jeter du blâme sur tout ce qui s'est élevé au-dessus des notions vulgaires.

La peur des théories a un fondement dans la raison.

Il y a une propension commune de la part de ceux qui adoptent une théorie, à la pousser trop loin, c'est-à-dire à mettre en avant telle proposition générale qui n'est vraie qu'après qu'on en a déduit certaines exceptions, à la mettre, dis-je, en avant, sans égard à ces exceptions, et par conséquent à s'écarter proportionnellement de la vérité.

Ce penchant à abuser des théories a été la source d'une foule d'erreurs dans toutes les sciences; mais quelle est la conclusion qu'on en peut justement tirer? Ce n'est pas de rejeter comme fausses toutes les propositions théoriques, mais c'est de n'en admettre aucune, dans un cas particulier, sans avoir bien examiné s'il n'y a point d'exception à faire dans la maxime générale pour la tenir dans les limites de la vérité et de l'utilité.

La raison, l'intelligence, les connaissances d'un individu sont exactement proportionnelles à l'étendue et au nombre des propositions générales

qu'il a formées sur de bonnes preuves : en d'autres termes, l'étendue de sa théorie est l'étendue de son savoir.

Conclure d'un exemple de fausse théorie que toutes les théories sont fausses, c'est conclure qu'on doit mal raisonner parce qu'on raisonne, ou qu'on doit parler faux parce qu'on parle.

On dirait qu'il existe un préjugé secret contre la pensée, qu'elle n'est pas une chose tout-à-fait innocente et qu'on ose avouer. Nombre de gens ont une disposition à s'en défendre et à la renier. « Je ne donne pas dans les spéculations, je ne suis » pas pour les théories. » Mais spéculation, théorie, est-ce autre chose que pensée, ou du moins pensée un peu au-dessus des pensées communes? Peut-on abjurer la spéculation, la théorie, sans abjurer la faculté de penser ? Et cependant si ce n'est pas là ce qu'on veut dire, on ne dit absolument rien.

Il faudra donc, pour échapper à l'imputation d'être un théoriste, un homme dangereux, renoncer à tout ce qui nous élève au-dessus de la classe inculte qui ne pense point.

« Le plan que vous proposez, je le rejette parce » que l'objet en est mauvais ; ou si l'objet est bon, » les moyens ne sont pas propres à l'atteindre. » Si c'est là ce que vous entendez, ne pouvez-vous pas le dire? Cette manière d'objecter ne serait-elle pas plus utile, plus franche, plus honnête, plus

d'accord avec le bon sens, que ce vain reproche de spéculation et de théorie?

II. Utopie.

Il y a un cas où le mot utopie peut être employé, à juste titre, dans un sens de réprobation, lorsqu'on s'en sert pour caractériser un plan dont on promet les plus heureux effets, sans qu'il renferme aucune cause équivalente pour les produire.

L'Utopie de Sir Thomas Morus représente un gouvernement imaginaire où le bonheur public est porté au plus haut degré que l'auteur eût pu concevoir.

En considérant le siècle où il a écrit et l'espèce de religion qu'il professait avec un zèle si honnête et si opiniâtre, on peut bien présumer que les institutions politiques dont il faisait dériver de si beaux effets, n'étaient point capables de les pro

duire.

Il en est de même de tous les autres romans de félicité politique. Le romancier fait les hommes comme il les veut; il dispose des circonstances comme il lui convient ; il écarte à son gré les obstacles; il ne cherche point de rapport entre le but et les moyens, entre le bonheur qu'il décrit et les institutions dont il trace le tableau. Son utopie est une terre magique qui donne des moissons sans

culture, ou, pour mieux dire encore, c'est une terre qui porte du froment où on a semé de l'ivraie.*

III. Bon en théorie, mauvais en pratique.

Rien de plus commun que cette expression, et rien de plus faux que l'idée qu'elle énonce. Un projet plausible, et même très - plausible, peut échouer dans l'exécution, sans qu'il y ait de la faute des hommes. Pourquoi? c'est qu'il y avait quelque erreur cachée dans la théorie.

Que dans le nombre des circonstances qui doivent concourir au succès d'un plan, l'inventeur en omette quelqu'une dans le calcul des effets, son plan se trouvera défectueux dans la pratique, et d'autant plus défectueux, que la circonstance omise sera plus importante.

Il y a quelques années qu'on fit beaucoup de bruit à Londres d'un projet pour éclairer toutes les rues de cette immense ville avec le gaz hydrogène. L'auteur, tout occupé de ses calculs de profit,

* Ainsi, dans son Télémaque, Fénelon fait une description charmante du bonheur de la Bétique, fondé sur la communauté des biens, c'est-à-dire sur la plus nuisible de toutes les institutions. Dans Salente, il met tout le commerce entre les mains du gouvernement, c'est-à-dire qu'il attribue la prospérité de cette ville naissante au régime qui aurait été le plus propre à la détruire.

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