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et facile aux nations policées. Pour forcer la Grèce à s'arracher aux glands de Dodone, pour faire pénétrer un principe de civilisation dans son affreuse barbarie, il fallut que l'Olympe descendit sur la terre et vint lui-même jouer un rôle dans l'épopée sacrée des temps héroïques : ce sont les enchantements et les prodiges qui élèvent les villes, et leurs fondateurs commandent à la pierre, comme Dieu commanda au chaos. Le génie qui invente les arts utiles, le courage qui terrasse les animaux féroces, c'est Dieu descendu ici-bas et prenant une forme aux yeux des peuples reconnaissants. La poésie, qui charme l'esprit et corrige les mœurs, c'est la fille du Ciel; elle va puiser ses splendides images aux lieux mêmes où l'on s'enivre de nectar et d'ambroisie. La loi n'est pas l'expression changeante de la sagesse humaine : c'est la révélation de la volonté divine (1). Saturne inspire Charondas, législateur de Chalcides; Minos reçoit de Jupiter les lois de Candie; Lycurgue tient d'Apollon celles de Sparte; Dracon et Solon doivent à Minerve les codes athéniens. Voulonsnous passer de la Grèce dans le monde romain, moins brillant, plus sévère et plus pratique? le même fait y éclate : « Dès l'origine de la ville, dit Cicéron, tout ce qui regarde « les auspices, les cérémonies religieuses, les comices, les « appels, le sénat, l'organisation de la cavalerie et de l'infan<«<terie, l'art militaire, tout cela est établi par l'intervention « divine, divinitus (2). » Ne rions pas, nous autres hommes du dix-neuvième siècle, qui ne relevons que de la raison. Cette facilité de croyances, que nous serions tentés de prendre en pitié, ce fut la carte blanche sur laquelle la civilisation vint inscrire ses premières notions. D'ailleurs, soyons sans inquiétudes! la raison humaine, cette captive de quelque temps, saura, à une heure donnée, briser ses chaînes et sti

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puler sa part d'action. Toutes ces lois religieuses qui enchafnèrent la Grèce, et les oracles, et les mystères, et les entrailles des victimes, tout cela l'empêcha-t-il de mettre au monde la liberté, et même la licence de la pensée? Seulement, si elle eût débuté par la philosophie et la discussion, je doute qu'elle eût été bien préparée pour Marathon et Salamine.

Il y a de très-grands et de très-sages politiques, Platon luimême, qui, prenant l'homme tel qu'il est fait et non tel qu'il devrait être, ont dit qu'il a besoin d'être trompé (1), et l'antiquité tout entière a partagé hautement ce précepte de gouvernement. Je connais bien peu de nations anciennes qui n'aient eu un dieu à leur tête; je connais bien peu de législateurs (je parle des plus honnêtes du monde ancien) qui n'aient pris pour règle cette maxime des pontifes de Rome : que la vérité nuit à l'obéissance du peuple, et que, pour son avantage, il est souvent expédient de le mener par l'erreur. Quum veritatem qua liberatur inquirat, credatur ei expedire quod fallitur (2). Quant à moi, je partage pour cette politique l'aversion de saint Augustin. Mais ce n'est pas seulement aux législateurs que je m'en prends d'un tel outrage à la raison, c'est aussi à l'homme lui-même, à cet être imprévoyant et crédule, ami du merveilleux, dominé par les impressions physiques, à qui l'erreur n'a été offerte par ses maîtres, que parce qu'il aime trop souvent l'erreur plus que la vérité. Ce que je crois cependant, c'est que cet art de gouverner le peuple en le trompant est plutôt le fait des époques théocratiques et aristocratiques, que le moyen de réussir dans les démocraties dignes de ce nom. L'état démocratique, par cela seul qu'il est le gouvernement transporté dans les masses, suppose l'émancipation morale de l'homme, le règne de la

(1) Platon, République, liv. V; Montaigne, liv. II, ch. XII.

(2) Saint Augustin, Cité de Dieu, liv. IV, ch. xxvII, réprimande les pontifes Scævola et Varron de cette doctrine; il rappelle aussi cette autre règle de ces deux pontifes: Expedire falli in religione civitates.

raison, le triomphe de la liberté (1). Les rapports sociaux y sont fondés sur une simplicité naturelle ennemie des systèmes légaux, sur un sentiment d'équité et d'égalité populaires qui excluent les arcanes politiques. La discussion libre y règne dans la pratique des affaires, la philosophie dans les hautes régions de l'esprit. On y instruit le peuple pour l'éclairer et le grandir, non pas pour le tromper et l'abaisser. Sans doute, la démocratie a ses dégénérescences, comme l'aristocratie et la monarchie. Aristote, à qui l'histoire de son pays les avait apprises, a flétri, sous le nom de démagogie, cet état déplorable (2), où la multitude, sans autres lois que ses caprices, se laisse guider par ses flatteurs, aussi bien que le tyran par ses courtisans. Là aussi, le peuple est bercé dans des chimères et enivré d'erreur, et ce sont moins les mensonges profitables que les impostures funestes dont on le repaît. Mais la démocratie véritable, la démocratie qui a pour base la liberté, l'égalité et la loi, la démocratrie telle que je la vois formée dans les temps modernes par l'action lente mais soutenue du christianisme, de la philosophie, des idées libérales, du développement de la richesse et des forces de l'esprit; cette démocratie qui a commencé en 1789 une ère nouvelle, et dans laquelle j'ai foi malgré les épreuves qui l'attendent; cette démocratie, dis-je, n'est pas de celles où puisse régner autre chose que le droit naturel, la morale et l'équité. La politique pontificale de l'ancienne Rome, la politique non moins haïssable de Machiavel ont fait leur temps: l'une a péri avec la société qui l'inventa; l'autre avec le moyen âge, dont elle exprimait, sous la plume d'un homme de génie, les tendances astucieuses et les instincts féroces propres à la barbarie (3). C'est par la vérité, et non par l'artifice

(1) Aristote, Politique, liv. VI, ch. 1v, no 2; liv. VII, ch. 1, no 6. (2) Liv. VI, ch. v, nos 6 et 7, trad. de M. B. Saint-Hilaire; et aussi liv. III, ch. v, no 5 (t. I, p. 246-247).

(3) Voyez ce que j'ai dit, Gazette des Tribunaux du 6 mai 1846, sur l'école de Machiavel.

ou la corruption, que l'homme veut être aujourd'hui gou vernė; et je crois, pour l'honneur de mon siècle, que ce moyen est le plus facile.

Dans ce mouvement démocratique dont je parlais tout à l'heure, et qui agite l'Europe entière de la pensée d'immenses changements, il n'est douteux pour personne que la France n'ait apporté, soit par ses guerres, soit par son génie communicatif, la part principale d'impulsion. Rome eut foi en ellemême, parce qu'elle crut fermement à une élection divine en sa faveur, et cette conviction la conduisit à la conquête du monde ; la nation française se croit aussi l'élue de la Providence, non plus pour usurper des territoires par les armes, mais pour conquérir l'esprit des peuples par la victoire des idées. Il y a à peine un an que l'école historique de Berlin, dans une thèse de professeur, érigée en manifeste royal, défiait hardiment la liberté française, et la condamnait, au nom de la tradition, à s'incliner devant les libertés du moyen âge, tant bien que mal accommodées à quelques besoins nouveaux du dix-neuvième siècle. Les prodigieux événements qui viennent de se passer ont appris à l'École historique à se défier de l'histoire ainsi comprise; elle doit savoir maintenant ce que veut l'esprit libéral moderne, incarné dans la démocratie française esprit philosophique et politique à la fois, qui, sans dédaigner la coutume, la soumet, quand il le faut, à la vérité métaphysique et abstraite; qui place le droit plus haut que la tradition, et veut dans ce droit l'uniformité, compagne inséparable de l'égalité des hommes. Quant à nous, nous avons peu emprunté, en fait d'institutions politiques, aux nations de l'Europe. Au contraire, ces nations, soit rivales, soit amies, ont largement puisé à la source de nos idées et de nos lois. Par exemple, aucun code n'a eu autant d'imitateurs que notre Code civil (1), et l'on peut dire que, sous le rapport du

(1) On peut consulter les Codes de Naples, Sardaigne, Suisse, Belgique, Provinces-Rhénanes, Louisiane. Nos jurisconsultes modernes

droit civil, nous possédons le droit commun des nations civilisées, avec la gloire d'en avoir été les plus habiles codificateurs et les propagateurs les plus ardents. Si j'en dois croire les apparences, c'est maintenant le tour de la liberté politique française à prendre son essor, à aller se montrer aux peuples restés en arrière, et à fonder avec eux l'association européenne sur les bases d'un fonds commun d'idées libérales et démocratiques. Elle y trouvera notre loi civile placée comme une sentinelle vigilante auprès du foyer domestique, et lui préparant une voie plus facile auprès de la famille, qui connait déjà, par notre régime des personnes et de la propriété, tout ce qu'il y a de simple, d'équitable, d'humain dans nos institutions; car la Révolution de 1789, qui, comme je le disais en commençant, a introduit dans toutes les parties de notre organisation le principe démocratique le plus épuré et le plus vital, l'a cimenté surtout à la base de l'édifice, c'est àdire dans les rapports privés d'homme à homme. Dans la vie de la famille, dans la constitution de la propriété, dans le système des conventions, le Code civil, œuvre d'hommes de la Révolution, porte à un incomparable degré d'excellence le cachet de son origine démocratique, et c'est sous ce rapport qu'il est peut-être utile de l'étudier, aujourd'hui qu'une révolution récente force chacune de nos lois à comparaître devant le tribunal de l'opinion publique pour rendre compte de son orthodoxie démocratique. Je demande à l'Académie la permission de lui présenter le résultat de quelques réflexions sur cet intéressant sujet. Mon intention n'est pas de flatter des opinions dominantes : je voudrais seulement contribuer à les éclairer par la connaissance du vrai. Ici le vrai sera, comme toujours, dans la juste mesure, et dans une sollicitude attentive à se garantir de l'exagération : car il est des exagérations imprudentes dans le bien, comme il y a des vertiges

sont aussi souvent invoqués dans les débats judiciaires de ces contrées que les jurisconsultes indigènes.

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