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politique en particulier, il a toutes les qualités que réclame le sujet. Ici même la sobriété, loin de nuire au mouvement et à la vie de la pensée, a quelque chose de spécialement convenable. Quoique Aristote ne parle pas avec la brièveté du commandement, on sent partout l'énergie impérieuse d'un homme qui pouvait être législateur; et ce qui ne doit point échapper aux esprits délicats, le style de la politique a gardé par une réminiscence bien rare, et sans doute involontaire, quelque reflet de l'éclat platonicien. Il y a peu de morceaux dans la littérature grecque, qui surpasse en couleurs vigoureuses et sévères la discussion de l'esclavage, celle de la souveraineté, celle de l'ostracisme, et surtout ce tableau de la tyrannie qui serait le plus beau de ce genre, si Platon n'avait eu déjà tracé le sien. On doit insister sur ces qualités du style d'Aristote; tous les écrivains politiques n'ont pas été aussi heureux, et le style de Montesquieu, par exemple, tout brillant qu'il est, est bien loin d'avoir cette convenance accomplie. Le ton d'Aristote est celui que la science politique doit toujours prendre, de même qu'elle doit en général conserver les limites qu'il lui a tracées.

On peut donc affirmer que, sauf la théorie de l'esclavage, Aristote n'a pas commis une erreur dans sa Politique ; c'est là une louange bien haute, mais pourtant la politique platonicienne, malgré ses énormes défauts de la communauté, reste fort supérieure, non pas seulement au point de vue de la spéculation, mais surtout au point de vue de la pratique. Qui sait, comme Socrate et son disciple, inspirer la vertu et verser dans les cœurs cette noble flamme, fait beaucoup plus pour le bonheur des individus et des Etats que celui qui se borne à leur montrer la destinée qu'ils ont eu, et qui mesure leurs espérances à leur passé. L'idéal, c'est-à-dire la raison, ne tient pas assez de place dans la Politique d'Aristote, et l'histoire en tient beaucoup trop.

(La fin à la prochaine livraison.)

MÉMOIRE

SUR

L'ESPRIT DÉMOCRATIQUE

DANS LE CODE CIVIL,

PAR M. TROPLONG.

(IT PARTIE.)

LA FAMILLE, LE MARIAGE, LE DIVORCE.

La Révolution de 1789 a été conduite, dans ses idées et dans ses actes, par une force démocratique tellement profonde, qu'elle a laissé peu de chose à faire aux générations suivantes pour l'affranchissement de l'homme. De cette noble et fière aristocratie qui avait fondé la féodalité et illustré tant de champs de bataille, qu'est-il resté depuis cette Révolution, sinon des débris impuissants et des souvenirs mêlés de défiance? Pendant le demi-siècle qui vient de s'écouler, on a fait bien des essais de constitution ou de régénération sociale; et s'il est un point reconnu par tous ceux qui y ont mis la main, ou qui en ont fait l'épreuve, c'est qu'il y a impossibilité radicale à faire entrer dans le faisceau des éléments politiques, ayant sur les affaires une influence sérieuse, l'aristocratie de naissance, dépourvue de la noblesse du mérite. On a ima

giné, dans ces derniers temps, de parler d'une aristocratie bourgeoise, fondée sur le talent, la richesse, et produite par une active et féconde émulation. Mais une aristocratie bourgeoise est un non-sens, dans les mots et dans les choses; sous ces expressions, si on ne cherche pas un sarcasme contre une classe ridicule de parvenus, on ne trouve aucune réalité politique distincte de la démocratie: car la démocratie ne cesse pas d'être telle parce qu'elle offre des sommités qui, sorties du sein du peuple, s'élèvent librement sur son immense surface. Il y aura toujours, sans aucun doute, tant qu'il y aura des hommes, des prétentions qui tiennent à la vanité de l'aristocratie; mais il n'y a plus nulle part cette vie puissante de l'élément aristocratique. L'aristocratie, considérée au point de vue politique, est le gouvernement d'un petit nombre d'hommes forts, qui dominent, parce qu'ils sont les meilleurs (1). Or, ce qui domine dans notre époque, c'est la démocratie, ou puissance de la majorité; la démocratie qui, comme le dirait M. Royer-Collard, coule à pleins bords; la démocratie qui, plus que jamais, entraîne l'Europe entière dans un irrésistible mouvement.

Il est plus d'une fois arrivé à la démocratie de vivre d'accord avec la royauté et de faire faire ses affaires par un monarque; mais la bonne intelligence entre l'aristocratie et la démocratie est beaucoup plus difficile à rencontrer dans l'histoire. L'aristocratie, soit qu'elle se présente sous les traits du patriciat antique, soit qu'on l'étudie sous les traits de l'oligarchie féodale, ou de l'oligarchie marchande des républiques italiennes, ou de la noblesse de cour des monarchies; l'aristocratie, sous toutes ses formes et dans tous les pays (l'Angleterre peut-être exceptée), redoute par instinct la démocratie, comme une cause prochaine de dissolution; elle l'éloigne avec jalousie, ou la comprime avec violence. De son

(1) Aristote, Politique, t. III, p. 5. Voyez t. I, p. 246 et 247, traduction de mon excellent confrère M. B. Saint-Hilaire, de l'Institut.

côté, la démocratie, soit qu'elle triomphe sous un monarque, soit qu'elle règne sous la forme républicaine, sent que, dans l'aristocratie, il y a pour elle une menace, un danger, un obstacle à ses développements naturels; elle se dégage systématiquement et énergiquement de tout contact avec l'élément aristocratique.

Il faut le reconnaître, l'aristocratie est douée d'une grande force d'organisation. Quand elle est maîtresse de la société, elle s'imprime profondément dans les institutions et dans les lois. Le droit civil des Romains en est la preuve. Le génie aristocratique y est dessiné avec une surprenante vigueur dans l'organisation de la famille, de la propriété, des contrats et de la procédure.

Le régime féodal a reproduit une seconde fois dans l'histoire l'exemple des conceptions originales et tenaces de l'aristocratie. Tout était aristocratique dans la société politique et dans la société civile. Depuis le château fortifié du suzerain jusqu'à l'humble village des serfs, depuis la cour plénière du monarque jusqu'à la corporation marchande de la cité, le privilége avait marqué à chaque degré de l'échelle sociale l'inégalité de droits, de conditions et de possessions; il y avait des castes pour les personnes et des distictions honorifiques ou lucratives pour les biens. Le droit civil avait reçu l'empreinte aristocratique comme le droit public.

Le caractère du droit aristocratique est d'être étroit et jaloux, formaliste et minutieux, dur et orgueilleux; il donne à l'esprit humain, comme disait Montaigne (1), « les barrières << les plus contrainctes qu'on peut; on le bride et garrotte de religions, de loix, de coustumes, de sciences, de préceptes, « de peines et récompenses mortelles et immortelles ; et en<< core voit-on que, par sa volubilité et dissolution, il échappe « à toutes ces liaisons. « Oui, l'esprit humain sait échapper

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(1) Essais, liv. II, ch. xi, t. III, p. 273, édit. Tardieu.

à cette tutelle de l'aristocratie. Et c'est en vain que l'art aristocratique a travaillé à son œuvre avec la vaniteuse pensée de la perpétuité. La démocratie mine peu à peu cet édifice élevé pour les siècles; elle l'ébranle à petit bruit et le submerge enfin dans son vaste sein.

Alors se montre un droit qui a un tout autre caractère. L'égalité succède au privilége; la liberté, aux contraintes légales; l'équité, au droit strict. Le droit se modèle sur la nature et sur les plus intimes sentiments de l'humanité. Au lieu d'une famille organisée suivant des nécessités politiques, surgit la famille organisée suivant le vœu du cœur humain. La propriété n'est plus constituée comme une concession de l'Etat et en vue d'un principe politique exclusif et arbitraire; elle n'est que la récompense du travail de l'homme, la conquête de sa liberté, la dot de la famille naturelle.

Je l'ai dit naguère en présence de cette Académie : des trois grands principes politiques sous l'influence desquels se meut l'humanité, à savoir, la théocratie, l'aristocratie, la démocratie, la démocratie est le dernier terme et le meilleur, le plus parfait, le plus digne de l'homme; son avénement élève la civilisation au plus haut degré de progrès et de maturité. Ce n'est pas que je veuille traiter avec mépris les âges moins avancés que nous, qui allèrent chercher auprès du sacerdoce ou de l'aristocratie la direction de leurs intérêts. Chaque chose a son temps; chaque temps a ses nécessités et ses lois propres. Le grand art du législateur consiste à s'y accommoder et à prendre l'humanité par les côtés où elle est accessible. Si Socrate, qui ne fut même pas compris dans un siècle de lumières et de libre discussion, fût venu dans les temps héroïques de la Grèce, je doute que les hordes des Pélasges eussent quitté leurs forêts pour donner des disciples au plus sage des hommes, et pour disserter avec lui sur l'âme et sur le corps. On ne fixe pas dans les cités.les peuplades errantes, avec les moyens de gouvernement qui rendent la vie douce

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