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sée de bien des manières différentes, suivant le nombre de ceux qui la forment, la quotité variable du cens qui en donne l'entrée, etc., dans les démocraties, dans les oligarchies, et même dans les aristocraties et les républiques. Des questions non moins nombreuses et non moins intéressantes pourront être soulevées pour le pouvoir exécutif. Quelles sont les principales fonctions publiques? Quelle en doit être la durée ? A qui seront-elles confiées? Comment y nommera-t-on ? Quelles fonctions peuvent être cumulées sans danger ou même avec avantage? De plus, toutes les magistratures conviennent-elles à tous les gouvernements? N'y a-t-il pas certaines fonctions essentiellement propres à telle forme politique, et contraires à telle autre? Enfin, après l'organisation de l'assemblée législative et des magistratures, Aristote traite de celle des tribunaux, et s'arrête à trois points particuliers, leur personnel, leur juridiction, et leur mode d'établissement, soit à l'élection, soit au sort. Il est à peine besoin de faire remarquer combien toutes ces théories méritent d'attention. La division des pouvoirs est encore pour nous et dans tous les gouvernements représentatifs une question capitale; toutes les constitutions libres les séparent, comme le fait le philosophe; et, quelles que soient les différences de temps et de circonstances politiques, ici encore Aristote est un guide qu'on peut suivre non pas seulement avec curiosité, mais encore avec profit.

Au-dessous de ces grandes théories qui donnent tant de prix à son ouvrage, il en est plusieurs autres qu'il est bon de ne pas omettre, quoique moins essentielles, et dont quelquesunes doivent particulièrement nous toucher. Aristote les présente tantôt à l'occasion des opinions qu'il critique dans ses devanciers, tantôt à l'occasion de ses opinions personnelles. On se rappelle par exemple la réfutation qu'il a faite de la communauté en étudiant le système de Platon. En parlant de l'ouvrage de Phaléas de Calcédoine, il examine cette autre question de l'égalité des biens, destinée comme celle de la

communauté, à renaître plus d'une fois, bien qu'elle ne soit pas plus pratique; en exposant les idées d'Hippodamus de Milet, il se demande avec lui jusqu'à quel point l'innovation en politique peut être utile ou fatale aux Etats, et dans quelle mesure il convient d'apporter des changements à la constitution; question fort grave qu'un législateur prudent saura se poser et résoudre longtemps à l'avance, afin de ne point en laisser la décision au hasard des révolutions. Ailleurs, Aristote traite de l'ostracisme, expédient fort employé par la politique des républiques grecques, et que dans les gouvernements parlementaires, le jeu régulier des majorités supplée avec grand profit; mais à la suite de cette question toute spéciale, le philosophe s'en pose une plus générale, et il se demande quelle doit être la place du génie dans la cité. Quand le ciel fait naftre parmi les membres de l'association politique qui tous doivent être égaux, un de ces personnages rares dont le mérite individuel l'emporte sur le mérite réuni de tous les autres, que doit-on en faire? Le réduire au niveau commun, n'est-ce pas luij faire injure? Ces êtres supérieurs sont des dieux parmi les hommes; la loi n'est pas faite pour eux, parce qu'ils sont eux-mêmes la loi vivante; si l'on prétend les soumettre à la constitution, ils répondront ce que les lions répondirent au décret rendu par l'assemblée des lièvres sur l'égalité générale des animaux. « Il faudrait soutenir de telles prétentions avec des dents et des ongles comme les nôtres. » Bannir les grands hommes dans l'intérêt de l'égalité commune, base nécessaire de la cité, a pu être utile quelquefois à l'Etat. Argo, le merveilleux vaisseau de la mythologie, marcha plus rapidement après avoir déposé sur le rivage, le trop pesant Hercule; mais c'est là une violence qu'il faut laisser à la fable et aux Etats corrompus. Ce qu'on doit faire du grand homme, c'est de le faire chef de la cité, non pas pour lui, mais pour elle. Le pouvoir, quand il est remis à de telles mains, est plus utile encore à l'Etat qu'à çelui qui le porte. On a prétendu reconnaître Alexandre dans

ce roi naturel qu'Aristote impose à la cité et en faveur duquel il détruit le principe essentiel de l'association civile. On a voula voir dans cette allusion supposée, une flatterie du précepteur à son royal élève. Il n'en est rien; et ce n'est là qu'une hypothèse spirituelle et fausse, puisque Aristote, quelques lignes plus bas, proscrit pour les fils des rois, cette hérédité qui avait fait monter Alexandre sur le trône; et qu'il en montre toute l'injustice et tous les dangers. Aristote, en accordant au génie la possession exclusive du pouvoir, n'a pas fait acte de courtisan; il n'a été que prévoyant et sage. L'exemple de Périclès, maître à peu près souverain de la république pendant près de quarante ans, n'était pas loin de lui; et bien d'autres exemples sont venus plus tard justifier la sagacité du philosophe: César, Cromwell, et de nos jours Napoléon en sont les preuves éclatantes. Le génie prend toujours la place suprême dans la cité; et le législateur aurait tort de le menacer de la loi d'un ostracisme fort inutile. Le génie est trop rare pour qu'il faille disposer législativement contre lui; et malgré ses écarts, il est en général trop bienfaisant, pour que jamais les peuples le proscrivent au lieu de l'employer. L'humanité a été de l'avis d'Aristote; elle a légitimé l'usurpation, toutes les fois que le génie a usurpé, parce que l'intérêt du génie se confond le plus souvent avec l'intérêt général. Les peuples se servent du grand homme à leur profit en le plaçant à leur tête.

Mais dans le cours ordinaire des choses, Aristote est si peu le partisan du pouvoir individuel, qu'il s'est efforcé de toutes les manières de prouver le droit des majorités à la souverai neté politique. Il a institué sur ce point une discussion spéciale. Il a pesé les arguments que les prétendants pourront faire valoir, il a écouté les réclamations de la richesse et de la pauvreté, celle de la vertu même et du mérite; et, après une longue et minutieuse enquête, il s'est déclaré pour la masse des citoyens aussi résolument que pourrait le faire un démocrate de nos jours. Sans doute, les individus pris isolément dans la foule n'ont pas une très-grande valeur; mais tous réu

nis ils en ont une immense. « C'est comme un repas à frais communs qui est toujours plus splendide que le repas donné par un seul convive; » c'est comme la richesse de la multitude qui est toujours plus grande que celle du plus riche citoyen, quoique la multitude soit composée des pauvres; c'est comme la force qui est irrésistible, et contre laquelle ne peut lutter le plus fort des hommes. Le jugement de la foule est exquis dans les arts, bien que les individus qui le forment ne soient pas des artistes. S'il faut des architectes pour juger l'œuvre d'un architecte, celui qui habite la maison sait cependant bien mieux ce qu'elle a de bon ou d'incommode que celui qui pourrait la bâtir. On peut décider du mérite de l'œuvre sans connaître l'art. La foule aussi prononce d'une manière à peu près infaillible sur le mérite des magistrats qu'elle se donne. car c'est à elle que s'applique l'action du pouvoir; et c'est elle surtout qui peut en bien juger. D'ailleurs dans la pensée d'Aristote, la souveraineté de la majorité n'est que relative, la souveraineté absolue n'appartient qu'aux lois fondées sur la raison, doctrine toute platonicienne que nous avons vue renaître de nos jours, et que les grands esprits de tous les temps ont adoptée parce qu'elle est la seule vraie et au fond la seule pratique.

Reste une dernière théorie qui tient d'assez près à celle-là, et qui, dans l'état actuel de la société française, doit particulièrement nous intéresser: c'est celle de la classe moyenne. Platon avait placé dans la tempérance le bonheur de l'individu, l'ordre de l'Etat et la stabilité du pouvoir. Aristote, transportant cette forte maxime dans sa morale, avait essayé de prouver que la vertu est en général un terme moyen entre deux excès contraires. Une suite de ces théories, c'était en politique de placer la véritable force de l'Etat dans la classe des citoyens dont la fortune est également éloignée et d'une excessive richesse et d'une extrême pauvreté. Ces citoyens-là sont les meilleurs de tous, parce qu'ils sont les plus sages. La misère ne les réduit pas à l'insurrection, et l'enivrement de la fortune ne les pousse pas aux tentatives non moins coupables d'une

aveugle ambition. Ils assurent à la cité un équilibre puissant et calme qui fait sa tranquillité et son bonheur. C'est dans Aristote qu'il faut lire ces pages empreintes du plus admirable bon sens (liv. VI, chap. 1x). Mais que dirait le philosophe s'il pouvait aujourd'hui contempler cette grande idée réalisée dans un pays qui est peuplé quatre-vingts ou cent fois plus que ne le fut jamais l'Attique? Que dirait-il, s'il voyait la société la plus équitable et la plus intelligente de toutes, reposer sur cette large base? Il voulait, il y a deux mille ans, la donner à la cité qui sans elle est toujours chancelante. La civilisation, après vingt-deux siècles, est restée de l'avis du philosophe; et c'est un de ses plus nobles triomphes, de créer peu à peu et d'accroître sans cesse dans tous les Etats qu'elle éclaire, cette classe moyenne qu'Aristote souhaitait vainement aux Etats de son temps.

A côté de tous ces mérites d'Aristote, il en est un qui les rehausse en les accompagnant toujours, et qu'il serait injuste de passer sous silence : c'est celui du style. Le style de Platon reste à jamais inimitable, non pas seulement par la grâce, la simplicité et le goût exquis des détails, mais encore par la forme dramatique et vivante qu'il a revêtue. Chacun de ses dialogues est un chef-d'œuvre d'art en même temps que de pbilosophie. Mais le dialogue ne peut être la forme de la science, et si cette forme qu'Aristote admirait autant que personne et qu'il loue jusque dans sa Politique, a été permise au disciple de Socrate, elle est inaccessible à toute imitation heureuse, parce que le personnage de Socrate ne se représentera jamais dans l'histoire de l'esprit humain. Aristote qui a tant emprunté de son maître, tout en le critiquant souvent, s'est bien gardé de chercher à lui emprunter son style, du moins dans les ouvrages qui nous restent de lui; et s'il est une différence frappante entre les deux philosophes, c'est bien celle-là. Le style d'Aristote toujours concis, grave, austère même, est cependant toujours d'accord avec les matières si diverses qu'il traite, depuis la logique jusqu'à la poétique et à la météorologie; dans la

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