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MÉMOIRE

SUR

LA SCIENCE POLITIQUE

ET PARTICULIÈREMENT SUR LA POLITIQUE DE PLATON,
D'ARISTOTE ET DE MONTESQUIEU,

PAR

M. BARTHÉLEMY SAINT-HILAIRE (1).

Pour passer de Platon à son disciple, il faut déjà descendre : quelque grand que soit Aristote, il est bien loin de son maître. Ce n'est pas qu'il ait méconnu les nobles leçons qu'il a reçues dans l'Académie : le souffle socratique et platonicien l'anime encore il sait quels sont les liens étroits et indestructibles qui enchaînent la politique à la morale; et s'il étudie l'organisation sociale, après avoir étudié la vertu et le bonheur, c'est pour compléter, comme il le dit lui-même, « la philosophie des choses humaines. » Mais il perd trop souvent de vue les principes pour ne s'attacher qu'aux faits. Platon s'était fié, avant tout, la raison pour comprendre et juger l'État : c'était à la raison qu'il avait demandé les lois fondamentales du pouvoir, tout comme il lui avait demandé les conditions du véritable bonheur. Aristote, sans repousser la raison, l'interroge cependant avec moins d'attention et de sé

(1) Voir t. III (2a série), p. 120.

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carité il s'en rapporte davantage à l'histoire. C'est à l'observation des faits extérieurs et des phénomènes sociaux, qu'il emprunte ses théories presque entières. Il est bien vrai que c'est l'observation seule qui doit toujours guider une philosophie prudente. Mais les faits sont de deux espèces : l'âme de l'homme en contient d'aussi réels que le monde du dehors; et si quelque part les faits psychologiques doivent tenir une grande place, c'est surtout dans la science politique où il n'est question que de l'humanité. Platon avait tiré les enseignements les plus utiles de la psychologie appliquée à la poli. tique : il avait su passer, avec une şûreté presque égale, de la conscience observée sur le théâtre un peu circonscrit de l'individu, à la conscience observée sur le théâtre plus vaste de la cité. Aristote n'a point imité cet exemple tout fécond qu'il était soit qu'il regardât les vérités démontrées par son maître comme désormais acquises, soit qu'emporté par un système différent, il ne reconnût pas toujours la grandeur de ces vérités, il a préféré le spectacle de la société à celui de la conscience; et trop souvent il a cru que ce qui est était précisément ce qui doit être. En un mot, si Platon a été surtout rationnel, Aristote a été surtout historique; mais comme des génies de cet ordre n'ont rien d'exclusif, la raison n'est pas tout à fait omise par le disciple, de même que le maître n'a pas tout à fait négligé l'histoire.

De là tous les mérites d'Aristote, et par suite aussi ses défauts; les premiers, bien que très-inférieurs à ceux de Platon, l'emportent de beaucoup sur les seconds.

D'abord Aristote a la gloire d'avoir fait pour la politique ce qu'il a fait pour les autres parties de la philosophie : il lui a donné une forme scientifique. Tous les principes, la plupart même des théories et des faits sociaux étaient déjà dans Platon; mais tout se trouvait dans ces merveilleux dialogues, comme tout se trouve dans les entretiens mêmes des hommes les plus distingués, à l'état de confusion et de désordre au

moins apparent. Aristote a tout classé, bien qu'il n'ait pas tout admis. Dans Platon, le système profond et admirablement enchaîné se dissimule sous ces digressions qui semblent trop souvent en rompre la trame. Le lien intime qui unit toutes les parties n'apparaît qu'aux yeux les plus attentifs et les plus clairvoyants: c'est l'inconvénient du dialogue. Dans Aristote, au contraire, l'ordonnance de l'ensemble est de la rigueur la plus méthodique : parfois quelques détails peuvent n'être pas tout à fait à leur place : quelques développements ne sont pas toujours parfaitement justifiés, d'autres sont trop concis. Mais le cadre général est d'une régularité irréprochable; et c'est celui que depuis mille ans et plus la science a dù conserver, lors même qu'elle n'a pas su le remplir aussi bien. Aristote a donc fondé la science politique proprement dite, sous sa vraie forme, comme il a fondé la science logique, la science métaphysique, la science morale, la science de l'histoire naturelle, la science de la physique, et dans des ordres inférieurs, la science de la rhétorique, de la poétique, de la météorologie, de la physiognomonie et tant d'autres. Aristote a été, l'on peut dire, l'organisateur de la science dans l'antiquité, comme il a été plus tard le précepteur du moyen âge; et s'il a dû beaucoup à ses devanciers, dans la plupart de ses travaux, c'est lui seul qui a su construire des monuments réguliers et didactiques.

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Il étudie les Etats comme il a étudié les autres êtres il suit, pour la politique, sa méthode habituelle, comme il se hâte de le déclarer dès les premières lignes de son ouvrage; et cette méthode, c'est l'analyse. Il ne pense pas, comme Platon, qu'il puisse, en quelque sorte, créer l'Etat et le façonner suivant les lumières de son esprit et les vœux de son cœur. Il l'accepte tel qu'il existe, bien ou mal constitué; il recherche quels en sont les éléments indécomposables; il fait la théorie de ces éléments essentiels d'après les faits évidents et exacts que l'observation lui donne. Puis, sans prétendre les

réunir conformément aux lois d'une raison supérieure, il se contente de montrer comment ils se sont le plus ordinairement réunis; et mettant à profit cette immense érudition, qu'il avait puisée dans le Recueil des Constitutions formé par lui, et qui n'en renfermait pas moins de cent cinquante, il classe et distingue les Etats d'après leurs nuances les plus subtiles. Mais dans cette classification même, il s'en tient aux constitutions politiques qui se représentent le plus habituellement. Enfin, il couronne son œuvre par la théorie des changements politiques qui bouleversent ou améliorent les sociétés, et comme ces changements ont des causes très-diverses, suivant les diversités mêmes des Etats, il enseigne, l'histoire toujours en main, quelles sont ces causes si nombreuses et souvent si cachées ou si faibles, appliquant toute sa sagacité et son expérience consommée à indiquer les moyens de prévenir tant de

maux.

Si l'on se rappelle quelques-unes des principales circonstances de la vie d'Aristote, on verra qu'indépendamment de son génie propre, ces circonstances ont pu contribuer puis samment à donner à sa politique cette direction toute historique. Aristote était fils du médecin d'Amynthas II, roi de Macédoine : il avait été élevé dès sa plus tendre enfance à la cour de ce roi, et dès lors avaient commencé ces relations qui en firent d'abord le camarade des jeux de Philippe, puis son ami, et enfin le précepteur de son fils. Plus tard, Aristote vécut dans l'intimité d'Hermyas, tyran d'Atarnée en Asie Mineure, et quand il fut appelé par Philippe pour achever l'éducation d'Alexandre, il se trouva placé, à l'âge de quarante et un ans, et pendant sept ou huit années de suite, au centre et dans le secret des plus grandes choses de son temps, la lutte de Philippe contre la Grèce, l'avènement de son jeune élève au trône, et les préparatifs de l'expédition qui devait détruire l'empire des Perses. Aristote passa donc une bonne partie de sa vie dans les cours, et il put voir de très-près la pratique des af

faires. Il paraît que lui-même ni resta pas non plus étranger ; il fut, dit-on, chargé par les Athéniens d'une mission diplomatique auprès de l'ancien compagnon de son enfance, et il donna des lois à Stagire, sa patrie. Ainsi, tout en restant philosophe, Aristote fut presque constamment un personnage politique. Platon aussi l'avait été durant quelque temps, et il avait nourri pour le service des peuples les plus nobles projets, que Denys repoussa et que Dion ne put pas réaliser. Mais ce contact des affaires avait eu peu d'influence sur Platon; il en eut beaucoup sur Aristote, qui, s'exagérant peutêtre l'importance des faits, comme y sont portés la plupart des hommes d'Etat, n'a pas su toujours remonter assez haut vers leur origine, et s'est contenté d'en retracer le tableau fidèle au lieu de les juger au nom des principes de la justice et de la raison.

Cette préoccupation est si vive dans Aristote que, pour la science politique, comme pour le reste de la philosophie, il a fait de l'étude de l'histoire une loi expresse, et l'a, par ses conseils et son exemple, élevée à la hauteur d'une méthode. Le second livre de la Politique est consacré tout entier à l'examen critique des théories antérieures et des constitutions les plus célèbres. Aristote interroge ses devanciers, non pas pour les combattre, comme la critique l'a prétendu, non point pour faire briller son esprit aux dépens du leur, comme il s'en défend lui-même, mais pour recueillir ce que ces théories et ces constitutions peuvent renfermer de bon et d'applicable, en évitant ce qu'elles ont de défectueux. Dans un autre ordre d'études, le premier livre de la Métaphysique a un but tout pareil; le premier livre du Traité de l'Ame est rempli par des recherches et des discussions du même genre, et quelques autres traités moins considérables reproduisent des procédés analogues. C'est ainsi qu'Aristote a pu justement être appelé le premier historien de la philosophie; et, de nos jours, la philosophie, en se livrant à l'étude de l'histoire, n'a fait que

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