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sait à personne, dit il (1), la liberté de vivre à son grẻ; la ville était comme un camp où l'on menait le genre de vie prescrit par la loi. » Si nous ajoutons maintenant à cette rudesse, à cette vie uniforme des hommes, le relâchement et la mollesse qu'Aristote reproche aux femmes (2) et qui étaient la conséquence inévitable d'une éducation contre nature, nous nous convaincrons que Sparte était un véritable couvent où l'austérité n'excluait pas la licence et dont la discipline impitoyable n'était adoucie par aucun des sentiments, par aucune des espérances que le christianisme, plus tard, inspira à ses moines. Au fond, il y a moins de différence qu'on ne pense entre cette constitution et celle des castes orientales. L'orgueil patriotique s'est substitué à la foi religieuse, et le guerrier au prêtre; mais l'esclave est resté à la même place, plus méprisé, plus malheureux, plus opprimè qu'auparavant.

La constitution de Sparte n'est pas un fait isolé dans l'histoire de la Grèce; celle de la Crète l'a précédée et lui a servi de modèle (3). Les Crétois comme les Spartiates avaient leurs esclaves publics, leurs serfs attachés à la glèbe, condamnés à travailler pour eux, à labourer pour eux la terre, tandis que les citoyens se donnaient tout entiers à l'oisiveté ou à la guerre. Seulement les périœciens (c'est ainsi que se nommaient ces esclaves) étaient soumis à une oppression moins violente que les ilotes. Les Crétois comme les Spartiates avaient leurs repas publics, et cette institution était chez les premiers plus sérieuse, plus profonde que chez les derniers; car, à Sparte, chacun y devait contribuer pour sa part, sous peine d'être privé de ses droits de citoyen. En Crète, rien de semblable; hommes, femmes, enfants, tous étaient nourris aux frais de l'Etat (4). Enfin, chez les uns comme chez les autres, la com

(1) Vie de Lycurgue.

(2) Aristote, Politique, liv. II, chap, vII. (3) Aristote, Politique, liv. II, chap. VIII. Aristote, ubi supra.

munauté des biens entraîna à sa suite une pauvreté extrême, la proscription des sciences et des arts, la destruction de la famille, et des mœurs contraires à la nature (1). Cependant, par une étrange aberration du génie, ce sont précisément ces deux constitutions, celle de Crète et de Lacédémone, que Platon avait présentes à la pensée, lorsqu'il écrivit la République. A quoi se réduit, en effet, cette perfection qu'il poursuivait dans l'État? A la communauté des biens, à la communauté des femmes et à la distinction des castes, c'est-à-dire à l'esclavage considéré, non pas comme un fait, mais comme une éternelle condition de l'ordre social. Platon était préoccupé de cette idée si vraie, si élevée, si féconde en elle-même, que la société doit être la plus haute expression de la nature humaine, qu'elle a pour fin dernière le développement de toutes nos facultés; mais il pensait en même temps que cette fin doit être partagée, et qu'il n'y a dans la société ni unité ni harmonie, si les facultés qu'elle met en œuvre ne s'exercent séparément, personnifiées dans autant de classes différentes, l'intelligence dans la classe des magistrats, la volonté dans celle des guerriers, les sens dans celle des artisans. Il se figurait ces classes d'autant plus liées entre elles, que leurs attributions seraient plus distinctes, et, par conséquent, qu'elles seraient plus nécessaires les unes aux autres. Là est son erreur, et de là découlent tous les vices de sa politique si manifestement contraire à sa morale. Les divers éléments de notre vie, les principes essentiels dont se compose notre nature, ne s'isolent pas ainsi les uns des autres; il faut qu'ils soient tous réunis et se développent à des degrés différents dans chacun de nous. La personne humaine, si merveilleusement organisée pour vivre en société, est un tout par elle-même; elle a conscience d'une vie, d'une liberté d'action, d'une responsabilité qui lui est propre, et d'une destinée particulière à remplir. C'est sur

(1) Ubi supra, et Strabon, liv. X.

XIV.

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ce fondement que s'élèvent, à côté des droits de l'Etat, les droits non moins sacrés ni moins évidents de l'individu. Mais il n'entre pas dans notre dessein de faire ici la critique de cette république idéale; il nous suffit d'avoir montré qu'admettant le même principe, elle est arrivée aux mêmes conséquences que les sociétés réelles dont nous avons tracé l'esquisse.

Ainsi le communisme a été connu, il a été pratiqué par les uns, il a été rêvé par les autres dès la plus haute antiquité; et partout où il s'est montré, dans la réalité comme dans la théorie, nous l'avons vu appuyé sur l'esclavage. Ce n'est pas l'esclavage tel qu'il a existé chez tous les peuples anciens, ou tel qu'il existe encore chez quelques peuples modernes, celui qui peut cesser d'un jour à l'autre par un acte de libéralité, celui qui peut s'asseoir au foyer de la famille et se consoler jusqu'à un certain point de son abjection par l'attachement qu'il éprouve ou la pitié qu'il inspire; mais le plus hideux, le plus cruel, le plus effroyable de tous, parce qu'il est sans terme et sans remède, parce qu'il n'y a ni compassion, ni affection, ni ménagement à attendre pour lui de ce maître sans entrailles qu'on appelle l'État; en un mot, l'esclavage politique. Comment concevoir qu'il en soit autrement? Les sociétés dans lesquelles nous avons rencontré jusqu'à présent le régime communiste, les castes sacerdotales de l'Orient, les républiques guerrières de Sparte et de la Crète, s'appuyaient sur le principe de la domination, de la conquête, de la puissance. Elles ne travaillaient pas, elles ne produisaient rien; elles vivaient uniquement du travail des autres. L'oisiveté, ou, pour rendre ma pensée d'une manière plus exacte, l'absence de tout droit de la part des individus aux biens partagés entre eux, était la condition même de la communauté, et pour conserver ce précieux avantage, il fallait nécessairement, à côté de la race privilégiée ou victorieuse, des races vaincues, opprimées, maudites et vouées à un éternel esclavage. Ajoutons,

pour expliquer ce communisme antique, que des hommes associés pour l'empire ou pour la lutte font aisément le sacrifice de leur liberté et se consolent de la contrainte à laquelle ils sont soumis par celle qu'ils font souffrir aux autres. C'est là ce qui, aujourd'hui encore, fait en partie la force de la discipline ecclésiastique et militaire. A la place des sociétés ainsi constituées, supposez-en une autre uniquement fondée sur la liberté et le travail, qui ait pour règle essentielle de se suffire à elle-même sans dépouiller ni opprimer personne, vous y verrez, par l'inégalité des facultés et la diversité des actions, s'introduire aussitôt l'inégalité des fortunes, c'est-àdire la propriété individuelle. Chacun revendiquera la création de ses mains ou de son esprit; chacun s'identifiera avec son œuvre et la défendra comme sa vie contre l'incapacité avide ou l'oisiveté qui ne s'éveille que pour jouir. Il n'en est pas de ce qui est à nous, de ce que nous avons produit avec effort et dont la conscience nous déclare les possesseurs légitimes, comme de ce que nous arrachons aux autres; nous ne consentons à le partager qu'avec des êtres de notre choix; nous nous croyons le droit d'en disposer selon les inclinations de notre cœur ou les lumières de notre raison. Veut-on faire violence à ce sentiment naturel et forcer les hommes à traîner le char commun, à travailler les uns pour les autres dans la mesure des besoins et même des passions éprouvés pour tous: alors vous aurez l'esclavage, un esclavage aussi complet que celui que je définissais tout à l'heure, non plus à côté, mais au sein même de la communauté. C'est ce que nous démontrera plus tard, avec la dernière évidence, l'histoire du communisme chez les modernes. Contentons-nous, en ce moment, de citer quelques mots de Jean-Jacques Rousseau, un des adversaires les plus violents qu'ait eus parmi nous la propriété, l'admirateur passionné de Sparte et de sa constitution sauvage. « Il y a telles positions malheureuses où l'on ne peut conserver sa liberté qu'aux dépens de celle d'autrui, et où le

citoyen ne peut être parfaitement libre que l'esclave ne soit extrêmement esclave. Telle était la position de Sparte. Pour vous, peuples modernes, vous n'avez point d'esclaves, mais vous l'êtes; vous payez leur liberté de la vôtre. Vous avez beau vanter cette préférence, j'y trouve plus de lâcheté que d'humanité (1).»

Qu'on cesse donc de répéter que le communisme est sorti du christianisme; qu'il est le christianisme même dans toute sa pureté, et l'application la plus complète, l'expression la plus vraie du principe évangélique de la fraternité humaine. L'Évangile ne contient pas un mot qu'on puisse tourner contre la propriété; il ne s'élève pas une fois contre les prétendues injustices de l'ordre social; il ne représente pas les riches comme des oppresseurs, ni les pauvres comme des opprimés; il se place au-dessus de ces distinctions sans les attaquer, en conseillant aux uns la résignation, aux autres le sacrifice, à tous l'abnégation d'eux-mêmes, la charité et l'amour. L'amour, voilà le principe sur lequel repose toute la morale de Jésus-christ, et ce principe ne contredit pas celui de la justice et du droit, comme aussi il ne saurait le remplacer. Que je m'efforce, comme l'Evangile le prescrit, d'imiter la bonté de Dieu qui fait luire son soleil sur les bons et les méchants: Ut sitis filii patris vestri qui in cœlis est, qui solem suum oriri facit super bonos et malos (2); cela ne fera pas disparaître la différence du bien et du mal; cela n'ôtera rien à l'homme vertueux de son mérite et n'empêchera pas le méchant d'être coupable. Que j'aime ceux qui me haïssent, que je pardonne à ceux qui m'ont offensé, que je prie pour mes persécuteurs, cela pourra-t-il faire que la haine ne soit pas un mauvais sentiment, l'offense que j'ai reçue une méchante action, et la persécution de l'innocent un crime? De même, quand je partage mes biens entre les

(1) Contrat social, liv. III, chap. xv.

(2) S. Matth., chap. v, v. 45.

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