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libéral. Le peuple, mieux conduit, travaille davantage et avec plus de profit. Ce qui reste à faire est l'œuvre du temps, de l'instruction, de l'éducation surtout, trop incomplète encore en Espagne. C'est vers ce but que doivent tendre tous les ef-' forts du gouvernement de ce pays.

Il ne faut pas se dissimuler néamoins que les nombreuses révolutions qui ont agité l'Espagne, y ont mis à de rudes épreuves les conditions et les caractères. Un pays ne change pas impunément de gouvernement cinq ou six fois dans un quart de siècle, sans que ce trouble et la démoralisation n'envahissent les esprits. La foi dans les institutions s'use bien vite, quand on les voit durer si peu, et la conscience perd ses plus hautes susceptibilités quand elle est obligée de fléchir si souvent devant les nécessités impérieuses et variables de la politique. A mesure que l'Etat paraît s'élever et grandir, on dirait que les hommes s'amoindrissent. Le frottement les use plus promptement que dans les pays immobiles, et il faut changer plus souvent au moment même où l'on aurait le plus besoin de les conserver. Les révolutions traînent aussi à leur suite leurs conséquences naturelles l'esprit d'exclusion d'intolérance, de rapine; le désir immodéré de faire fortune; le mépris des vieux souvenirs et l'oubli dédaigneux des traditions les plus respectables. L'Espagne a passé par toutes les épreuves. L'ostracisme y a décimé tous les partis au grand détriment de l'intérêt national, et il n'y reste plus que des invidualités éparses, qui ne sont pas encore unies et disciplinées sous l'empire d'une grande pensée ou d'une grande croyance. Là, comme en d'autres pays, on se dispute le gouvernement, mais on ne gouverne pas, et on dépense à le soutenir, une intelligence et des forces qui suffiraient à la prospérité de l'Etat, si le principe des institutions n'était pas si souvent mis en question.

La situation économique de l'Espagne est donc plus favorable que la situation morale. L'Espagne est, au point de vue

matériel, en voie de progrès évident. Les capitaux, les facultés productives de son sol, son industrie, son commerce se sont accrus et s'accroissent tous les jours. Mais sa richesse morale, si j'ose ainsi parler, n'a pas suivi le progrès de la richesse industrielle. Le progrès des hommes n'est pas encore à la hauteur de celui des choses. La classe moyenne, investie du pouvoir politique et qui gouverne réellement par ses influences, manque des hautes qualités morales qui rendent seules ce pouvoir respectable aux populations. La liberté dans ce pays conserve encore les allures du despotisme. L'amour du pays remplace trop souvent le goût de la spéculation, et la bourse de Madrid représente beaucoup plus les passions que les affaires. Mais les Espagnols ont fait un pas immense dans la carrière morale, ils s'attachent de plus en plus à l'ordre, et ils se prennent facilement d'une sainte colère contre les hommes qui essayent de le troubler. Ils ont une bonne armée qui tend à perdre complétement les habitudes prétoriennes. Ils essayent de mettre de la clarté et de l'économie dans leurs finances; qu'ils achèvent l'œuvre si bien commencé et si visible de leur régénération, par la création d'un beau système d'éducation publique, et dans vingt ans d'ici, ils auront fait du chemin pour un siècle.

RAPPORT

SUR UN OUVRAGE

DE M. MOREAU DE JONNÈS

intitulé:

STATISTIQUE DE L'AGRICULTURE DE LA FRANCE,

PAR M. H. PASSY.

M. Passy rend verbalement compte à l'Académie d'un ou» vrage récemment publié par M. Moreau de Jonnès, sous le titre suivant: Statistique de l'agriculture de la France, comprenant la statistique des céréales, de la vigne, des cultures diverses, des pâturages, des bois, des forêts et des animaux domestiques, avec leur production actuelle, comparée à celle des temps anciens et des principaux pays de l'Europe.

Cet ouvrage, dit-il, contient le résumé des chiffres répartis dans les quatre grands volumes de la statistique générale de la France, publiés par le ministre de l'agriculture et du commerce. Déjà il a eu l'occasion d'énoncer son opinion sur la valeur même de ces chiffres : l'Académie sait que, sans leur attribuer un degré de précision qu'il était impossible d'atteindre par un seul effort, il les regarde comme ayant néanmoins toute l'exactitude que la nature des recherches permet

tait d'obtenir à l'époque même où elles ont été entreprises, et comme approchant de bien près la vérité. Aussi, à son avis, M. Moreau de Jonnès a-t-il rendu un service réel à la science, en réunissant sous une forme méthodique et sommaire l'ensemble des résultats de l'œuvre originale. C'est en faciliter l'accès aux hommes qui ont besoin de les connaître et d'en tenir compte dans leurs travaux.

Là ne se borne pas cependant le mérite du nouveau travail de M. Moreau de Jonnès. Des analyses raisonnées, des dissertations historiques accompagnent les diverses sections de l'ouvrage, et le jour qu'elles jettent sur les faits atteste combien les connaissances de l'auteur sont étendues et variées; M. Moreau de Jonnès s'est attaché en outre à constater l'état de la production et de la consommation agricoles à diverses époques du passé, et il a tiré des travaux des anciens économistes des lumières que l'on ne possédait pas encore. Nous doutons cependant que les chiffres qu'il a posés aient le droit d'être accueillis sans réserve. Quelque respect que doivent inspirer les noms de Vauban, de Dutot, de Beaudeau, de Lavoisier, il est certain que leurs évaluations manquaient de bases suffisamment larges et sûres, et demeurent sujettes à bien des contestations. Rien, par exemple, dans les calculs de Vauban, ne nous paraît offrir, ni sur l'étendue des terres cultivées en céréales à l'époque de 1700, ni sur les quantités réelles des produits récoltés, des données sur lesquelles on puisse s'appuyer fermement : car Vauban, ainsi que M. Moreau de Jonnès lui-même le rappelle dans l'historique de la statistique agricole de la France, ne procède que par induction, et ce fut en étendant à la totalité du territoire les résultats obtenus sur un espace d'une lieue carrée, qu'il arrêta ses conclusions. Or, outre ce qu'une telle méthode avait de partiel et d'étroit, il est à remarquer que Vauban omit de faire défalcation de la superficie des terres stériles enclavées dans chaque sorte de culture. Nous savons que M. Moreau de

Jonnès n'a rien négligé pour dégager les chiffres laissés par le passé, des éléments erronés qui les faussent; mais avec quelque prudence qu'il ait opéré, ces chiffres sont trop hypothétiques pour qu'il soit possible d'en tirer des conclusions à l'abri de toute incertitude.

Ce n'est pas, au reste, un reproche que nous exprimons ici. Loin de là: nous approuvons fort M. Moreau de Jonnès d'avoir essayé de saisir la vérité. Seulement, il eut, à notre avis, été désirable qu'il insistât pour bien faire comprendre qu'il n'avait pu la rencontrer avec les caractères dont elle a besoin pour ne pas laisser quelque prise au doute.

Au reste, les données laborieusement cherchées par M. Moreau de Jonnès ne fournissent pas seulement des informations précieuses sur le développement de la richesse territoriale de la France; elles ont encore l'avantage de confirmer un fait sur lequel on a vivement discuté depuis quelques années : c'est qu'à mesure que la civilisation avance, les parts de produits agricoles qui se distribuent entre tous deviennent meilleures et plus considérables. L'Académie nous permettra quelques mots à ce sujet.

Les populations, qui augmentent en nombre, rencontrent un obstacle qui, s'il n'était pas surmonté, deviendrait pour elles une cause de malaise et d'indigence. C'est l'obligation d'étendre la culture sur des terrains que leur infériorité avait fait négliger auparavant, et il en résulte que leur travail se porte de plus en plus sur des surfaces dont la fertilité naturelle décroft. On a conclu de ce fait que si le revenu des anciens propriétaires s'élevait, c'était uniquement par l'effet de la hausse du prix des denrées agricoles, et que le reste de la population, forcée de payer ces denrées plus cher, voyait empirer sa condition et diminuer le bien-être dont elle avait joui.

Ce qu'on a oublié en tirant ces conclusions d'un fait vrai, c'est qu'à côté du mal se trouve le correctif, et que l'art, dans

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