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monde admirait un nécessaire d'armes supérieur à tout ce que nos expositions ont produit de plus beau pour le fini du travail et la richesse des ornements. Un pays qui possède d'aussi ingénieux ouvriers n'a pas perdu le feu sacré des arts et doit retrouver bientôt sa place industrielle dans le monde.

L'imprimerie n'avait rien exposé, la gravure non plus. L'ébénisterie n'était représentée que par quelques meubles de peu de valeur et semblait ne pas exister; mais cette absence ne prouve que l'indifférence et non l'inhabileté des fabricants. On voit dans presque toutes les habitations de Madrid des meubles qui attestent, principalement chez les doreurs sur bois, une habileté inconnue dans les autres capitales. Il suffit d'ailleurs de parcourir les divers musées d'arts, même ceux ́ qui sont consacrés aux objets de guerre, pour retrouver le génie espagnol et pour admirer sa patience et ses œuvres. Quoique l'exposition fût très-incomplète, quoiqu'il y manquât les lins et les chanvres des Asturies, de la Galice, des provinces basques, les soies de Murcie, de l'Estramadure, de la Castille, de l'Aragon et même celles de l'Andalousie ; les laines de l'Espagne entière, la coutellerie, la serrurerie et la quincaillerie, il était facile de voir que toutes les industries exposées marchaient d'un pas régulier vers le perfectionnement. Le mouvement sera d'autant plus rapide, que l'Espagne profitera sans doute de toutes les expériences faites en Europe depuis le commencement du siècle. Elle peut débuter par où nous finissons. La main-d'œuvre n'est pas chère dans les provinces, l'argent abonde plus qu'on ne le croit commu nément. L'esprit d'association s'y répand tous les jours; partout des compagnies s'y forment pour exploiter les mines, pour monter des manufactures, pour organiser des armements commerciaux. Barcelone, Malaga, Valence, Grenade, Séville sont à la tête du mouvement. D'immenses ateliers de construction s'organisent dans l'Andalousie; l'agriculture même, d'ordinaire plus lente dans ses développements industriels,

semble se réveiller d'un long sommeil. On voyait dans l'exposition de Madrid des cochenilles fort belles obtenues sur le territoire continental de l'Espagne; et, comme démonstration, l'insecte vivant sur la feuille qui le nourrit.

Le phénomène économique le plus digne d'attention ence moment, c'est la transformation successive des petits ateliers en grandes fabriques, où, comme pour la soie par exemple, tous les détails de la fabrication sont rigoureusement soumis à la loi de la division du travail; où rien ne se perd, pas même les moindres déchets; où le cocon entrant par une porte de l'usine ressort par une autre, métamorphosé en rubans, en velours, en satins, en dentelles, en tissus de mille nuances et variétés infinies. Selon les prix et les demandes, le fabricant s'attache tantôt à un article, tantôt à un autre, et proportionne avec prudence sa production à la consommation. Les femmes espagnoles aiment les couleurs vives et tranchantes, les étoffes à grandes raies, à grands carreaux, à ramages brillants et heurtés, ou les tissus noirs. Le soleil de ce pays et la poussière des promenades publiques auraient bientôt terni les étoffes de couleurs douces et délicates, comme les bleus clairs, les roses pâles, les nuances si tendres et si variées qui composent le répertoire de Lyon. Aussi, le marché français n'a-t-il rien à craindre de la concurrence espagnole; mais le bas prix des cocons dans ce pays, le peu de cherté des loyers et de la nourriture, la simplicité des métiers presque tous construits en sapin, et la sérénité des jours contribuent à un abaissement de prix assez notable dans les étoffes courantes. Les Espagnols s'adonnent de préférence aux objets de grande consommation et ils comprennent admirablement en fabrique l'avantage des petites économies. Ils ont façonné au travail avec une admirable intelligence, des populations très-vives et très-indisciplinées, tantôt en imposant la règle du silence, tantôt en accordant des encouragements au zèle, le plus souvent par leur présence continuelle dans les ateliers, et par les soins vraiement paternels

dont ils entourent leurs employés de tout sexe et de tout âge. Les ouvriers espagnols ne s'enivrent jamais, les femmes et les filles conservent dans l'atelier une tenue parfaite. Elles l'emportent évidemment sur les ouvrières de France et d'Angleterre par l'aptitude, l'intelligence et la vivacité. Leur sobriété à tous est vraiement exemplaire, et n'a de pareille que celle des soldats espagnols qui ne mangent presque jamais de viande, qui ne boivent que de l'eau et qui conservent au sein des plus rudes privations une inaltérable santé.

Qu'adviendra-t-il, en l'état présent des affaires du monde, de ces essais de renaissance de l'industrie espagnole ! Il est douteux qu'elle s'élève jamais à la hauteur de l'industrie anglaise et même de la nôtre, qui est moins avancée. Ce n'est point avec des fleuves à peine navigables à quelques lieux de leur embouchure, au travers d'un pays coupé de montagnes abruptes et sans communications, sans forêts et sans mines de houille, que l'industrie pourra jamais atteindre à cette hauteur d'où l'Angleterre semble braver de nos jours la concurrence du monde entier. Mais l'Espagne aspire à se suffire à elle-même, à fabriquer pour sa propre consommation ses draps, ses toiles, ses soieries, son fer et une foule d'articles manufacturés qu'elle échangera avec ses agriculteurs contre les produits de son territoire. Cette ambition est légitime, et il est probable qu'elle sera quelque jour satisfaite. L'Espagne est en mesure d'employer à son service ses soies et ses laines, ses cuirs et ses fers; tout ce qu'elle tentera dans le voisinage de son littoral et dans la zone de ses grandes villes, a de sérieuses chances de succès, excepté l'industrie cotonnière. C'est par le développement des travaux manufacturiers qu'elle marchera de plus en plus dans la voie des autres progrès, si nécessaires au développement de sa civilisation. L'agriculture isole trop les peuples qui s'y livrent tout entiers. Le commerce les expose trop souvent aux chances de la guerre et de la fortune, sur tous les points du globe. L'industrie sert de lien à

ces deux grands éléments de prospérité civile. C'est elle qui favorise et utilise toutes les applications scientifiques dont l'humanité profite et s'enrichit. La grandeur de l'Angleterre et la nôtre sont dues aux rapides progrès de nos arts industriels.

Mais il est probable que l'Espagne ne sera jamais envahie, comme le reste de l'Europe, par ces masses flottantes d'ouvriers qui vivent du salaire, et qui deviennent pour l'ordre de graves embarras, dès que les sources du travail sont détournées ou taries. Il n'y a point de grandes villes en Espagne. Il n'y a point d'unité politique, point d'influence de capitale. L'Espagne peut espérer qu'elle recueillera tous les avantages de l'industrie, sans en courir tous les dangers. Sa tendance actuelle est de raviver avec une égale sollicitude, les trois grandes sources de la production, dans la juste proportion de leurs services respectifs. L'élan qu'elle a su imprimer à ses manufactures a été le plus vif, et il se manifeste par des résultats plus évidents; mais il n'a rien d'exclusif et il se concilie parfaitement avec les intérêts de l'agriculture et du commerce. C'est l'heureuse destinée de ce pays d'échapper ainsi, en se régénérant, aux systèmes absolus qui ont amené sa décadence, et de rentrer dans la grande famille des Etats libres, sans y apporter aucun des germes de troubles qui les désolent. L'Espagne a été intolérante et elle ne l'est plus. Elle a été prohibitive et elle marche vers la liberté du commerce. Elle a longtemps méprisé le travail et elle l'honore. Elle n'a encouragé pendant plus de trois siècles, que le luxe et les consommations improductives; elle sait faire aujourd'hui un meilleur emploi de ses capitaux, et les progrès qu'elle a réalisés en peu d'années, dans ce nouvel ordre d'idées, permettent d'espérer qu'elle ne s'arrêtera plus qu'après avoir atteint son but.

Le symptôme le plus frappant de ce grand changement, c'est la substitution de l'esprit d'entreprise aux habitudes de contemplation et de paresse militaire ou religieuse qui régnaient en Espagne, il y a moins de cinquante ans. La plu

part des couvents ont été transformés en manufactures où l'on voit souvent d'anciens moines, devenus filateurs et tisserands habiles, gagner virilement leur vie aux lieux mêmes où elle s'écoulait naguère improductive et oisive. On dirait que ces immenses arceaux et ces dortoirs sans fin reprenaient leur destination naturelle, tant il a fallu peu d'effort pour les y adapter et pour les métamorphoser en filatures. Le vieux palais de l'Escurial a déjà été menacé plusieurs fois de subir la loi commune, et il ne doit probablement son salut qu'à son isolement. Quelle surprise pour la grande ombre de Charles-Quint et pour celle de Philippe II, si, sur le granit rouge de ce palais sépulcral, forteresse et couvent tout à la fois, ils entendaient retentir le bruit des marteaux et le frottement des cylindres de fer de l'industrie moderne! si, du fond de cette bibliothèque de bois de cèdre, toute pleine de livres invisibles, et le long de ces stalles où la majesté royale revêtait le froc du religieux, ils voyaient s'élever des flots de vapeur et tourner des volants gigantesques! Le jour où je visitai ce monument caractéristique du règne de Philippe II, il n'y restait plus qu'un aveugle et un moine qui me dit : « J'attends mon tour. L'Espagne actuelle ressemble beaucoup à ce moine. Son tour est venu d'entrer dans une vie nouvelle, et elle y est entrée vaillamment, à la manière castillane. Nous en jugerons bientôt par un coup d'œil jeté sur son état moral.

(La suite prochainement.)

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