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La paix de 1814 est le point de départ de l'industrie espagnole régénérée. Jusque-là quelques rares éclairs avaient jailli dans cette nuit profonde, sous le règne de Charles III; mais les causes premières de la décadence subsistaient dans toute leur force, et les tentatives courageuses du ministère Florida Blanca n'avaient fait que retarder la ruine générale de l'industrie nationale. Lisez tous les écrits économiques publiés en Espagne à la fin du dernier siècle; ils sont nombreux et remarquables. Vous les trouverez tous inspirés par la haine des mêmes abus, par le besoin des mêmes réformes ; tous font la guerre aux monopoles, aux majorats, aux prohibitions, aux priviléges, aux manufactures royales, aux entraves fiscales de tout genre qui étouffaient alors l'élan de l'industrie. Mais l'Espagne possédait encore à cette époque de riches colonies, dont les revenus dédommageaient la métropole de l'insuffisance et des vices de sa propre production. Les cadets de famille y trouvaient des emplois lucratifs, le trésor des impôts assurés. Il n'a fallu rien moins que la perte de presque toutes ses possessions, à la suite de la guerre de l'indépendance, pour rappeler sérieusement l'Espagne aux grands principes de la richesse publique qu'elle avait si longtemps méconnus. Il lui a suffi de faire un retour sur ellemême pour retrouver ses vrais éléments de prospérité et pour les mettre en œuvre. L'exemple des deux puissantes nations qui se sont fait la guerre sur son sol n'a pas été perdu pour elle, et elle leur a emprunté à toutes deux, en les reconduisant à sa frontière, un art plus important que celui de vaincre, celui de s'enrichir, dont elle avait perdu le secret.

Aussi peut-on affirmer que la guerre, en faisant perdre à l'Espagne ses colonies, lui a fait reconquérir son territoire. L'énergie indomptable qu'elle avait déployée dans la lutte ne demeura pas longtemps stérile, et se tourna bientôt vers un but presque aussi sacré que celui de la défense. Le voyageur qui a parcouru la Péninsule à vingt ans de distance, demeure

confondu des immenses progrès opérés depuis cette époque si rapprochée de nous, car ces progrès dépassent, dans un court laps de temps, tous ceux qui ont été faits ou tentés pendant la durée du xvIIIe siècle, et ils paraissent surtout remarquables en ce qu'ils sont plutôt l'œuvre de la nation que celle de son gouvernement. Les Espagnols commencent à agir par eux-mêmes, comme les citoyens des Etats-Unis, de la France, de l'Angleterre et des grands pays libres. Ils don-nent l'impulsion au lieu de la recevoir; ils demandent à l'esprit d'association, de préférence à l'impôt ou aux subventions déguisées, l'appui dont toute industrie a besoin.

Tel est, du moins, le caractère actuel de la leur. Presque toutes les anciennes manufactures ont disparu, ou elles se sont transformées. Sans avoir encore le caractère d'ampleur des fabriques anglaises et le goût qui distingue les ateliers français, il est évident qu'elles y tendent et qu'elles parviendront dans cette voie aussi loin que les capitaux de leurs entrepreneurs et le génie de leurs ouvriers leur permettront d'aller. L'avantage naturel qu'elles ont de posséder sur le sol national des matières premières d'une richesse incomparable, telles que la soie, la laine, le cuir et le fer, et la facilité de s'approvisionner de combustibles dans toute l'étendue du littoral, leur assurent des chances très-favorables pour la fabrication d'une foule d'articles, et nous avons pu constater avec surprise à la dernière exposition de Madrid les progrès que l'Espagne a faits sous ce rapport. Notre étonnement a été plus grand encore en parcourant la Catalogne et la province de Valence, où s'élèvent, depuis quelques années, des établissements rivaux de ceux de notre Alsace et même des plus belles usines de Birmingham et de Manchester.

L'exposition de Madrid nous offrait une occasion naturelle de constater ce développement tout à fait nouveau dans la marche de l'industrie espagnole. Celle de 1846 était la cinquième. Les quatre précédentes, interrompues à diverses re

prises par des troubles politiques, remontaient à l'année 1827 et s'étaient succédé à des intervalles inégaux en 1828, 1831 et 1841. Elles avaient compté 297, 320, 228 et 214 exposants, presque tous de Madrid, de Barcelone, de Valence et de Malaga, les Catalans comptant à peu près pour un tiers, Madrid et l'Andalousie pour les deux autres. C'est peu, lorsque l'on considère l'importance de certaines provinces, telles que les Asturies, la Galice et le pays basque; mais l'esprit de localité qui y règne, et peut-être aussi une défiance exagérée de leur valeur industrielle, ont dû retenir l'élan de ces populations. En somme, plusieurs industries importantes n'étaient pas représentées; mais toutes celles qui figuraient à l'exposition avaient loyalement indiqué sur le catalogue de leurs articles les prix de vente au détail, et ces prix étaient généralement fort élevés. Cette élévation très-remarquable formait le caractère distinctif de l'exposition espagnole. Elle était due évidemment à l'exagération des droits de douane sur les matières premières et aux frais exorbitants de transport. Les tissus de soie, de fil, de laine et de coton y occupaient une place très-étendue, ainsi que les cuirs et peaux, les papiers peints, les savons et les fers.

L'industrie des lainages appelait tout d'abord l'attention. C'est une des vieilles gloires de l'Espagne; aujourd'hui bien déchue, elle essaye de se relever. Plusieurs exposants de la Catalogne et de Ségovie, quelques-uns d'Alcoy avaient envoyé des draps communs et imparfaitement apprêtés, des flanelles un peu dures et quelques articles de nouveauté appropriés au goût du pays. Le noir y dominait, d'un beau teint, ferme, solide et brillant ; aucune laine brute ou lavée ne représentait la vieille fortune de l'Espagne. Barcelone avait envoyé quelques échantillons de damassés de laine pour meubles, d'une assez bonne exécution, mais d'un prix trop élevé. Il n'y avait ni merinos ni mousseline de laine. La bonneterie, jadis si prospère, manquait absolument, ainsi que les tapis, dont

quelques tristes échantillons formaient un si frappant contraste avec les admirables tentures qui se voient encore à l'Escurial. Les soies étaient en petit nombre, presque toutes de la pro · vince de Valence, gréges et organsins, régulièrement filées, un peu sèches et rudes, mais d'un beau blanc argenté. Quelques entrepreneurs s'efforcent d'introduire les cultures et les méthodes perfectionnées en France. Il y avait des velours minces et légers, mais d'une assez belle nuance. Les damas de soie, très-chers, manquaient d'éclat et de dessein, et les ornements d'église, jadis si beaux, faisaient trop bien comprendre que le clergé espagnol est singulièrement déchu de son ancienne splendeur. Cependant la fabrication des soieries est en voie de progrès à Valence. Quelques châles de crêpe de Chine à couleurs vives, des dentelles en soie noire, à point carré, et plusieurs pièces de taffetas témoignaient d'une amélioration notable. L'industrie du coton, presque entièrement concentrée dans la Catalogne, se composait de fils de divers numéros, de toiles blanches et d'impressions sur indiennes pour meubles. Les numéros de la filature les plus authentiques ne dépassaient pas 30 ou 40, tous fort chers et hors d'état de soutenir la concurrence étrangère. C'est la grande erreur de l'industrie espagnole, de supposer qu'àu prix de son fret maritime, de la houille rendue à pied d'œuvre et de l'outillage acheté au dehors, elle pourra jamais devenir rivale de l'Angleterre pour les tissus de coton. Cette prétention a déjà causé de grands maux dans la Catalogne ; elle a créé dans cette province une armée d'ouvriers turbulents, dont le salaire est à la merci de la contrebande, et dont les chefs, vivant d'une utopie industrielle, n'ont cessé de s'opposer à tous les dégrèvements de tarifs qui assureraient l'avenir des autres industries. C'est cette lutte mal entendue des intérêts catalans contre les intérêts de toute l'Espagne, qui avait provoqué la colère du régent, et qui a été une des causes du bombardement de Barcelone.

Des efforts hardis et ingénieux ont été faits dans ces derniers temps pour naturaliser dans quelques parties de la Péninsule le tissage des toiles de fil et la fabrication du linge damassé. Mais l'industrie qui rappelait le mieux l'habileté de ses fondateurs arabes était celle des cuirs préparés, des peaux maroquinées, des peaux de chevreau pour gants. Celles-ci sont d'une finesse et d'une souplesse admirables, et on en fabrique par millions. La verrerie est demeurée en retard; ce qu'elle avait exposé de plus remarquable venait de la fabrique royale de Sainte-Ildefonse, aujourd'hui affermée à un simple particulier. Les faïences et les porcelaines faisaient défaut, excepté les carreaux vernis d'origine maure, tels qu'on les emploie encore à Alger pour la décoration des mosquées et des habitations particulières sous le nom d'ajulecos. Madrid possédait naguère une manufacture royale de poterie fine, à 2 kilomètres de ses murs, mais elle ne travaille pas plus que la célèbre fabrique de tapis de la porte de Bilbao. Ce n'est pas le progrès des fabriques libres qui a tue les manufactures royales en Espagne; c'est le désordre et l'incurie.

La courte nomenclature des sels minéraux et végétaux qui se voyaient à l'exposition de Madrid, ne nous a pas paru être l'expression fidèle de l'état des arts chimiques chez un peuple qui possède les plus riches mines de plomb, de mercure, de fer et même d'argent du continent méridional de l'Europe. Ce n'est pas, en effet, d'après quelques barres de fer, quelques saumons de plomb et deux lingots d'argent qu'il est permis de juger de l'importance des grandes usines de M. Heredia, à Malaga, ni du travail du fer dans la Biscaye, ni de la valeur des mines d'Adra.

L'orfévrerie actuelle brillait d'un éclat digne de son ancienne renommée. On admirait parmi ses produits une aiguière en argent repoussé qui rappelait les beaux jours de la fameuse plateria de Martinez. La ciselure comptait aussi lusieurs fabricants fidèles aux grandes traditions, et tout le

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