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dans les esprits que les rayons polarisés, c'est-à-dire inapercevables, d'une raison oblitérée.

Suivons à l'effet cette étonnante métamorphose. Faut-il aveugler l'esprit des classes naïves et simples, si remarquables d'ordinaire par la lucidité de leur sens commun? Le génie du sophisme transforme à leur usage le devoir en droit, le bienfait en dette, et la reconnaissance en détestation. Dans les temps ordinaires, quel esprit droit n'aperçoit pas que c'est la concorde qui fait le bonheur des citoyens? Qui ne voit que c'est l'harmonie d'un travail admirablement divisé, réparti par la liberté, dans les mille rameaux d'une industrie puissante et variée, qui produit le bien-être de tous? et qui le produit à des degrés assignés par l'activité, l'intelligence et la vertu de chacun, selon les lois imprescriptibles comme la justice, qui rétribuent l'œuvre de l'homme en proportion de sa quantité, de sa nature et de sa perfection? Chacun s'efforce de mieux mériter pour obtenir davantage; l'opulence de la patrie naît de l'effort universel de ses enfants, et le bien-être de l'individu s'accroît par la richesse générale. Advienne tout à coup quelque grande mutation qui change la destinée d'un État : ce magnifique spectacle cesse d'apparaître sous ses véritables couleurs à ceux même dont il est l'honneur et la vie. Il sont entraînés par un esprit d'erreur à juger que, cette harmonie merveilleuse du libre travail avec les sciences et les arts, c'était l'absence de toute équité, de tout ordre, c'était, en un mot, le chaos, et que le chaos à son tour devient l'organisation; et qu'il faut, pour commencer ce nouveau bien-être, faire abandon du travail; et qu'il serait pusillanime d'être arrêté par la raison, quand on a pour soi la force. Voilà par quel enchaînement ou plutôt voilà par quel déchaînement d'idées, nous avons vu se préparer et s'accomplir ces collisions à jamais lamentables qui, par la grandeur de la scène et la puissance insensée des bras égarés, semblent la lutte des géants contre le ciel. En contemplant de tels efforts,

auprès desquels semblent des colères d'enfants, les plus fières rébellions de l'Irlandais, de l'Anglais, de l'Allemand et de l'Italien, la patrie ne peut s'empêcher de reconnaître et d'avouer sa race intrépide de Fleurus, de Rivoli, de Zurich et d'Austerlitz; et d'éprouver, en pleurant d'indignation, je ne sais quel espoir et quel orgueil de mère, à travers son affront. Ouvrons nos cœurs à la pensée d'un meilleur avenir, lorsque nous voyons, du côté des lois, la vertu, tour à tour la plus énergique et la plus douce, éclater jusque dans ces luttes civiles, qui ne servaient chez le plus renommé des peuples qu'à redoubler la férocité parmi les combattants des Marius et des Sylla; lorsque nous voyons les citoyens ouvrir la route aux soldats et les enfants devancer les adultes pour voler au secours de la patrie; enfin lorsque nous voyons, pour épargner la vie de nos frères et s'abstenir, s'il se pouvait, de la victoire, les législateurs braver le péril, les généraux chercher la mort, et les pontifes le martyre! Voilà comment sait combattre et vaincre la civilisation française.

C'est la première et noble consolation des amis de notre gloire nationale.

Une autre consolation, une autre espérance nous est réservée par le commandant suprême de la force militaire, qui, dès le second jour du combat, investi de la dictature, s'en est démis le lendemain de la victoire. Cette espérance la voici.

L'insurrection surmontée, ses armes rendues, le triomphe est complet du côté de la force, et ce n'est pourtant que la moitié de l'avantage à remporter. La mission de l'épée accomplie, il reste à commencer celle de l'idée. Il faut demander à la raison, à l'expérience, à la science, de livrer un autre combat qui, cette fois ne fera pas verser de larmes! qui détruira dans l'imagination, dans l'esprit du peuple, passez-moi le mot, les barricades de l'erreur, et fera rendre les armes aux systèmes subversifs de tout ordre social. Il ne suffirait

point de parler aux esprits, il faudra surtout parler aux cœurs, afin d'apaiser les irritations et de consoler les souffrances. La philosophie, la morale, l'histoire, le droit et des hommes et des peuples, l'économie sociale et ses faits statistiques, doivent à l'envi concourir pour entreprendre cette œuvre à la fois d'intelligence, de concorde et d'humanité.

Il y a trente jours, cette pensée, ce désir d'un sage et d'un homme d'État, le président du pouvoir exécutif en faisait part au président de l'Académie des sciences morales et politiques. Dès le lendemain, l'Académie convoquée acceptait à l'unanimité la plus noble mission qu'un général ait jamais déférée, pour ajouter par d'autres mains à la victoire d'une autorité militaire qui met son plus grand honneur à perpétuer la paix.

Chacun des académiciens voudra concourir, dans l'ordre de ses idées et selon le genre de ses travaux, à cette entreprise à la fois patriotique et sainte.

Nous attendrons avec respect le jugement du public sur le résultat de nos efforts; nous attesterons seulement nos intentions et nos désirs d'éclairer nos concitoyens, pour concourir à la concorde, au bonheur de la patrie.

Je terminerai ce discours en m'appuyant sur les paroles du plus illustre philosophe qu'ait eu le pontificat français : c'est Bossuet, qui rend justice aux travaux des philosophes citoyens. Dans son Histoire universelle il promène son regard d'aigle sur les empires qui s'écroulent avec fracas, de révolutions en révolutions. Il pénètre les causes de leur durée, de leur grandeur et de leur décadence; puis, lorsqu'il arrive à ces peuples de l'antiquité qui nous ont transmis, en si grande partie, leurs lois, leurs mœurs, leurs arts, leur civilisation, et leurs libertés orageuses, il ajoute :

« Ce que fit la philosophie pour conserver l'État de la Grèce n'est pas croyable. Plus ces peuples étaient libres, plus. il était nécessaire d'y établir, par de bonnes raisons, les rè

gles des mœurs et celles de la société. Pythagore, Thalès, Anaxagore, Socrate, Architas, Platon, Xénophon, Aristote, et une infinité d'autres, remplirent la Grèce de ces beaux préceptes. Il y eut des extravagants qui prirent le nom de philosophes; mais ceux qui étaient suivis, étaient ceux qui enseignaient à sacrifier l'intérêt particulier à l'intérêt général et au salut de l'État; et c'était la maxime la plus commune des philosophes, qu'il fallait ou se retirer des affaires publiques, ou n'y regarder que le bien public (1). »

Puisse l'Académie des sciences morales et politiques mériter bientôt qu'un historien éloquent et sincère fasse un aussi complet éloge de ses travaux et de ses services!

(1) Discours sur l'Histoire universelle, III partie (des Empires).

NOTICE HISTORIQUE

SUR LA VIE ET LES TRAVAUX

DE M. BIGNON

PAR M. MIGNET,

SECRÉTAIRE Perpétuel de L'ACADÉMIE.

Messieurs, la plupart des membres de cette Académie dont vous avez jusqu'ici entendu l'éloge ont traversé ces temps extraordinaires que remplissent tour à tour la pensée philosophique avec ses hardiesses, la passion révolutionnaire avec ses bouleversements, le génie militaire avec ses triomphes, l'esprit d'organisation avec ses prospérités, le sentiment du droit avec ses généreuses résistances et ses libres établissements. En des temps pareils, lorsqu'un aussi grand essor est communiqué aux intelligences, lorsque la plus vaste carrière s'ouvre à toutes les ambitions, chacun devient à peu près ce qu'il est. Il sort alors de la foule des inconnus qui conduisent les peuples par la parole, ou les dominent par l'épée. La nature humaine dans sa fécondité, les besoins publics dans leur diversité, suscitent des orateurs puissants, des législateurs hardis, des négociateurs résolus, des capitaines glorieux, qui, d'idées en idées, font traverser à une nation toutes les formes politiques d'acquisitions en acquisitions l'élèvent à des grandeurs

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