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1788. ne fut pas de son avis; elle avoit beaucoup de fierté et d'obstination, et elle auroit cru ternir sa gloire en sacrifiant un allié qui lui avoit montré tant de dévouement, et en se soumettant à la médiation des puissances qui lui avoient attiré la guerre : elle se résolut donc à braver leur haine, à mépriser leurs menaces, et à n'obtenir la paix que par la force de ses armes ou l'intervention de ses

amis.

Cette détermination irrita le roi de Prusse, qui redoubla d'activité, et chercha, sans la combattre directement, de nouveaux moyens pour augmenter l'ardeur et le nombre de ses ennemis. Depuis quelque temps ses entreprises contre le commerce et la liberté de Dantzick avoient inquiété Catherine; elle avoit même chargé le prince de Nassau, revenu de l'armée, d'aller à Vienne, à Versailles et à Madrid, informer ces trois cours des vues ambitieuses de Frédéric-Guillaume sur Thorn et sur une partie de la Pologne ; enfin elle avoit proposé au ministre Ségur, dans un projet d'alliance, de garantir l'intégralité du territoire de cette république. Le roi de France, mal conseillé, refusa cette clause, l'Espagne ne voulut point entrer dans l'alliance, et par son refus, fit.

échouer

échouer cette négociation, dont le Cardinal 1788. de Loménie, par timidité, et M. Necker son successeur, par économie, craignoient le succès. Catherine, privée de cet appui, mais constante dans son projet, voulut alors prendre seule la défense d'un pays qu'elle avoit tant opprimé; et elle proposa au roi de Pologne de s'unir à la Russie par un traité d'alliance.

Cette proposition fut une grande faute en politique, et prouva que Catherine, dont l'orgueil avoit toujours été flatté, ne connoissoit pas les violens ressentimens et la haine implacable que produisent l'oppression, l'injustice et l'humiliation.

Jamais on ne prit plus mal son temps, et l'on ne manqua plus complètement son but. Les Polonois (je ne parle que de la noblesse, qui composoit seule une nation libre, les paysans étant esclaves, et par conséquent indifférens au sort de leur pays), les Polonois, dis-je, autrefois respectés en Europe, se souvenoient encore qu'ils avoient combattu sans désavantage les Prussiens, leurs tributaires, délivré l'Autriche et Vienne des armes ottomanes, et que les Moscovites avoient souvent tremblé devant eux.

Ils conservoient la même fierté, la même
Tome II.

C

1788. ardeur belliqueuse, la même légèreté, le même amour de la liberté, le même attrait pour les orages qui l'entourent; ils avoient les mêmes loix, les mêmes usages, leurs mœurs s'étoient peu altérées; on retrouvoit chez eux, en entier, ce systême féodal qui fut si longtemps le code universel de l'Europe, et cet esprit chevaleresque, seul avantage de cette forme de gouvernement, et unique remède aux brigandages qu'il autorise, et que la foiblesse du monarque y rend impunis. Mais s'ils étoient restés les mêmes, tout étoit changé autour d'eux; par-tout les peuples avoient acquis plus de liberté, et les rois plus de pouvoir. Demeurés seuls sans subordination, sans armée régulière, sans tiers-état, sans finances, sans commerce, sans artillerie respectable, et sans forteresse, ils ne pouvoient opposer à leurs voisins qu'une valeur inutile, et le souvenir de leurs anciennes victoires.

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Aussi, depuis un siècle, ce malheureux pays étoit continuellement l'objet de l'ambition des autres puissances, le jouet de leur politique, et la proie de leurs armées. Pierre-le-Grand et Charles XII avoient appris à l'Europe le secret de leur foiblesse. Leurs diètes turbulentes étoient souìnises à l'influence de la Russie,

de l'Autriche et de la Prusse, qui corrom- 1788. poient et divisoient leurs grands, profitoient de leurs discordes, dirigeoient leurs élections et dominoient leur prince. Leur ruine totale n'étoit retardée que par la rivalité de ces trois puissances: un instant d'accord entr'elles avoit produit le premier démembrement de leur pays, et devoit leur faire prévoir le partage du reste de leur territoire à la première réunion de ces trois couronnes.

Les Polonois devoient donc les craindre et les hair toutes trois. Mais après le premier partage l'Autriche et la Prusse avoient abandonné à l'impératrice la direction des affaires de la Pologne: elle s'étoit chargée d'y maintenir la nouvelle constitution qu'elles lui avoient toutes trois donnée pour l'empêcher de sortir de sa foiblesse et de son anarchie. Depuis cette époque, c'étoit les ambassadeurs de Russie qui régnoient véritablement en Pologne ; leur hauteur avec le roi, leur mépris insultant pour la nation, leur faste, leur insolence, leur avidité, les vexations et la férocité des troupes russes qui restoient en Pologne, avoient réuni sur la Russie toutes les haines, tous les désirs de vengeance que les trois cours co-partageantes devoient inspirer

1788. à ce peuple opprimé. On ne pouvoit parler

d'un Russe à un Polonois sans le voir à la fois pâlir de crainte, et frémir de rage. Ce seul nom lui rappeloit sa gloire flétrie, sa liberté perdue, ses loix détruites, ses bien ravis, sa famille persécutée, son honneur outragé.

Il est facile, d'après ce tableau qui n'est point chargé, de concevoir l'effet que dut produire sur la diète polonoise l'offre de l'alliance de Catherine, au moment où les armes des Turcs, celles des Suédois, les intrigues de l'Angleterre, et les promesses artificieuses de la Prusse, faisoient entrevoir à ces cœurs ulcérés la douce espérance d'être délivrés du joug de leur mortelle ennemie, et de voir tomber l'odieux colosse qui les écrasoit.

En vain quelques-uns de ces esprits sages qui savent dominer leurs passions, vouloient, comme le roi de Pologne, profiter de cette circonstance qui sembloit ouvrir les yeux de Catherine sur ses vrais intérêts trop longtemps méconnus; en vain ils cherchoient à représenter qu'avec l'appui de la Russie, ils pouvoient réformer leur constitution, donner une existence politique plus solide, et peut-être recouvrer un tiers des possessions

se

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