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bien, des millions d'hommes égorgés, des fleuves de sang répandu.

Le système des ordres et des corporations, très préférable à celui de l'esclavage, était donc encore, sous beaucoup de rapports, excessivement contraire à la liberté. Il s'opposait au plein développement de l'industrie, de la richesse et des lumières; il entretenait une profonde corruption dans les mœurs; il fomentait violemment la guerre civile et la guerre extérieure...

Hâtons-nous d'avancer vers un meilleur état.

CHAPITRE VIII.

Du degré de liberté qui est compatible avec la vie des peuples qui n'ont pas de priviléges, mais chez qui tout est emporté vers la recherche des places.

1. UNE grande révolution, opérée en France il y a trente-cinq ans, y détruisit, à peu près radicalement, l'ordre social que je viens de décrire. Toutes les distinctions d'ordre furent effacées, toutes les hiérarchies artificielles abolies, toutes les influences subreptices annulées, toutes les corporations oppressives dissoutes.

Il ne faut pourtant pas dire, comme on l'a fait si souvent et si faussement, que l'on passa le niveau sur les têtes. Il ne fut sûrement pas décidé que les hommes de six pieds n'en auraient que cinq, que la vertu serait abaissée au niveau du vice, que la sottise aurait sa place à côté du génie, que l'ignorance et le dénûment obtiendraient dans la société le même ascendant que

la richesse et les lumières : bien loin de cher'cher à détruire les inégalités naturelles, en voulut, au contraire, les faire ressortir, en ôtant les inégalités factices qui les empêchaient de se produire.

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C'étaient les hommes du régime précédent, c'étaient les apôtres du privilége qui avaient été de vrais niveleurs. Dans leurs classifications arbitraires et immuables, ils ne tenaient aucun compte des prééminences réelles, et ils voulaient que l'on fût grand ou petit, bon ou mauvais, habile ou sot, par droit de naissance. C'est contre cette égalisation absurde et forcée que fut dirigée la révolution. Elle brisa le niveau que des mains oppressives tenaient abaissé sur les masses; et, sans prétendre assigner de rang à personne, elle voulut que chacun pût devenir tout ce que légitimement il pourrait être, et ne fût jamais dans le droit que ce qu'il serait dans la réalité. Pour cela, il fut simplement décidé que nul ne pourrait être gêné dans l'usage inoffensif de ses facultés naturelles; que toutes les carrières paisibles seraient ouvertes à toutes les activités; que toutes les professions, tous les travaux, tous les services légitimes seraient livrés à la concur

rence universelle. C'est en cela que consistait le nouvel ordre social qu'elle proclama '.

2. Que la liberté existât virtuellement au fond d'un tel ordre de choses, c'est ce qui ne paraît pas pouvoir être mis en doute. Cet ordre nouveau permettait, en quelque sorte, aux facultés hu-, maines de prendre un développement illimité; il assurait le progrès des mœurs, par cela même qu'il assurait celui des lumières et du bien-être; il excluait enfin toute violence; mais en même temps il froissait trop d'intérêts illégitimes pour qu'il pût aisément s'établir; et d'ailleurs il y avait dans les mœurs publiques une passion, parmi beaucoup d'autres, qui seule aurait suffi pour l'empêcher de se fonder, quand même il n'au

(1) Il n'y a que cet ordre de raisonnable, on ne saurait trop le répéter. Ce n'est que par le libre concours de tous les citoyens à tous les genres de services que les hommes parviennent à se classer, ainsi que le demandent la justice et l'utilité commune. On ne peut fixer des rangs qu'entre les membres du gouvernement; il est matériellement impossible d'en établir dans la société. Rien de moins stable que la grandeur, le talent, la moralité, la richesse et toutes les qualités qui pourraient motiver d'abord un pareil arrangement. Ces qualités se déplacent sans cesse; et vouloir assigner d'avance et à perpétuité un certain à de certaines familles, ce serait assurer pour toujours un avantage à qui peut-être n'y aurait bientôt plus aucun droit.

rang

rait pas rencontré dans celles qu'il comprimait une aussi grande résistance. Je veux parler de l'amour des places et de cette tendance presque universelle qu'on avait contractée de chercher l'illustration et la fortune dans le service public.

Que le public eût considéré le gouvernement, la police du pays, son administration, sa défense comme une chose qui intéressait tous les citoyens, qui les regardait tous et sur laquelle il importait qu'ils eussent tous les yeux ouverts; qu'il l'eût envisagé comme une entreprise d'intérêt public, qu'il fallait adjuger aux plus dignes et aux meilleures conditions possibles, comme tous les travaux publics, ce n'est pas là qu'eût été le mal, et ce n'est pas la chose que je signale.

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Mais en pensant qu'en effet on devait, sans nulle distinction de naissance, adjuger le service public aux meilleurs citoyens et aux conditions les meilleures pour la société, chacun songeait un peu à y prendre une part directe et aux meilleures conditions pour soi; chacun, à l'imitation des classes qu'on en avait dépouillées, était assez disposé à l'envisager comme une ressource; chacun voulait y puiser quelque chose de la richesse et du lustre qu'il avait toujours répandus sur ses

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