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effet; parce qu'enfin, quiconque a donné la mort la mérite; qu'il a dû même y compter; mais je réponds qu'il ira au supplice avec l'estime de tout homme équitable, comme avec la mienne. Et si cet exemple intimide un peu les tateurs d'hommes, et fait marcher les gens d'honneur qui ne ferraillent pas la tête un peu plus haute, je dis que la mort de cet homme de courage ne sera pas inutile à la société2. » Il est superflu de s'attarder à la réfutation de cette opinion. Nous croyons qu'elle présente peu de danger et sera peu suivie dans la pratique.

VI

La manière dont Rousseau façonne son élève rappelle assez celle des fabricants d'automates et de poupées à ressort, qui composent leurs personnages de pièces et de morceaux, ajustant une jambe, puis une autre, puis les bras, les mains, la tête, etc. Il ne manque plus guère à Émile qu'une seule pièce, mais elle est importante; c'est celle qui correspond aux idées purement intellectuelles et religieuses.

Comment? N'avons-nous pas parlé déjà de passions, de morale, de vertus? Oui, mais de vertus extérieures et égoïstes, d'une morale en l'air, sans Dieu et sans idées. Nous avons parlé de passions; mais, chose incroyable, Rousseau commence par les laisser croître et se fortifier, et c'est quand elles ont déjà produit des ravages, qu'il songe à leur opposer la digue de la religion, la seule pourtant que lui

1. Lettre à l'abbé M., 14 mars 1770.

même regarde comme suffisante. Autant vaudrait attendre, pour munir une place, qu'elle fût investie par l'ennemi. « A quinze ans, Émile ne savait pas s'il avait une âme, et peut-être à dix-huit, n'est-il pas encore temps qu'il l'apprenne 1? » Mais quelle était donc sa morale, quelle était sa vertu, sinon la morale et la vertu de son âme? Émile, nous l'avons vu, doit se rendre compte de tout ce qu'il fait. Quelle raison de sa vertu ira-t-il chercher dans la matière? (Remarquons que Rousseau n'a jamais été matérialiste). Est-ce dans son corps qu'il fera résider sa morale? Nous ne disons pas même dans ses sens; car les opérations des sens sont elles-mêmes des opérations de l'âme. Ne pense-t-il point? Ne parle-t-il point? Qu'est-ce que la pensée? Qu'est-ce que la parole, si ce n'est l'àme? On dirait que JeanJacques ne sait ce que c'est qu'une idée intellectuelle. Émile, qui est adroit, sait assurément qu'en faisant telle chose, il en résultera tel effet; s'il se rend compte de ce qu'il fait, il en voit la raison suffisante. Mais la cause, la raison suffisante, voilà des idées intellectuelles. A force de vouloir faire de l'éducation expectante et négative, avouons que Rousseau ne sait plus ce qu'il dit.

Et l'idée de Dieu, comment s'y prendra-t-il pour empêcher qu'elle ne pénètre mille fois dans l'esprit de son élève? Émile est observateur : n'a-t-il donc jamais vu une église, un prêtre, une croix, un baptême, un mariage, des obsèques? Que Rousseau entasse difficultés sur difficultés; qu'il énumère la

1. Émile, 1. IV. C'était aussi l'avis de Diderot : « On sait à quel âge un enfant doit apprendre à lire, à chanter, à danser, le latin, la géométrie.

Ce n'est qu'en matière de religion qu'on ne consulte point sa portée. » Pensées philosophiques, XXV.

série des échelons qu'il faut traverser, des obstacles qu'il faut surmonter pour arriver à se former une idée abstraite; tout cet échafaudage ne tient pas un instant devant les faits. Est-ce que tous nous n'avons point passé par cette filière, que Jean-Jacques prétend si encombrée? Est-ce que nous n'avons pas pu constater par nous-mêmes que rien, au contraire, n'entre plus naturellement et plus facilement dans l'esprit qu'une idée abstraite? Si nos souvenirs ne nous rappellent pas le moment où, pour la première fois, elle a frappé notre intelligence, ne serait-ce point, parce qu'en effet elle remonte plus haut que nos plus lointains souvenirs? Et le catéchisme, contre lequel Rousseau n'a pas assez d'anathèmes

on sait que, sous ce rapport, il a eu des successeurs et des émules qui de nous ne l'a pas compris à dix ou douze ans, sinon aussi complètement, du moins aussi clairement qu'un théologien? Non, l'idée abstraite, non surtout, l'idée religieuse n'est pas fermée à l'enfance. Il semble plutôt que, dans ces intelligences limpides, comme dans un pur cristal, elle pénètre plus aisément que dans les âmes déjà usées et souillées par les frottements de la vie. L'enfant a-t-il besoin pour cela de leçons en règle et de raisonnements savants? Pas le moins du monde; il a bien plutôt besoin des influences de la famille et d'une atmosphère religieuse. « La Religion, dit Guizot, n'est pas une étude et un exercice auquel on assigne son lieu et son heure; c'est une foi, une loi qui doit se faire sentir constamment et partout, et qui n'exerce qu'à ce prix sa salutaire influence 1. »

1. GUIZOT, Mémoires pour t. III, ch. XVI. servir à l'histoire de mon temps,

Rousseau aurait fait une gageure contre l'expérience et le sens commun, qu'il n'agirait pas autrement. Quel est l'âge qu'il choisit pour apprendre à son élève la morale et la religion? Mais c'est précisément l'âge des doutes et des objections intéressées. C'est l'âge où le jeune homme, qu'une vue claire et sereine a illuminé jusque-là, se sent moins sûr et plus troublé. Non, ce n'est pas au moment où la pratique de la religion et de la morale devient plus difficile qu'il faut en parler pour la première fois au jeune homme. Rousseau prétend fonder sa méthode sur l'observation; ce n'est pas, en tout cas, sur l'observation d'un autre Émile; le sien est le premier de son espèce; et quant aux autres, qu'il cite donc bien des jeunes gens élevés sans religion, et qui deviennent religieux et moraux à dix-huit

ans.

Notre philosophe s'indigne qu'on élève un jeune homme dans la religion de son père. C'est, en effet, un très grand malheur, si cette religion est fausse; mais, dussions-nous scandaliser quelques esprits timorés, nous osons dire que le malheur est moins grand que si on l'élevait en dehors de toute religion. Une religion, même fausse, possède encore une part de vérité qui peut servir à la conduite de la vie; tandis que l'absence de la religion, c'est le néant, c'est la mort de l'âme. Le père qui dit à son fils ce qu'il croit être la vérité, remplit un grand devoir moral; on ne peut lui demander davantage. Rappelons-nous que la sincérité est déjà la moitié de la vérité; elle en est le côté humain, en quelque sorte. Prenez un père fermement convaincu de la vérité et de l'importance de la religion qu'il professe, et dites-lui de fermer à son fils l'accès de ce qu'il croit

être la vérité nécessaire! Mais sa parole éclatera malgré lui du fond de son cœur; mais il serait un monstre, s'il gardait le silence. C'est pourtant ce que voudrait Rousseau. Sa crainte de l'erreur lui fait chérir toutes les ignorances. « A quelle secte, dit-il, agrégerons-nous l'homme de la nature? La réponse est fort simple, ce me semble; nous ne l'agrègerons ni à celle-ci, ni à celle-là; mais nous le mettrons en état de choisir celle où le meilleur usage de sa raison doit le conduire. » Et Rousseau ne parait pas se douter que le jeune homme, qui ne comprenait pas le catéchisme à douze ans, le comprendra moins encore à dix-huit, pour toutes sortes de raisons intéressées; que, mis en demeure de choisir une religion, il n'en choisira aucune et restera libre penseur toute sa vie. C'est peut-être, du reste, ce que voulait le maître. O Rousseau, apôtre de l'ignorance, vous n'êtes pas toujours aussi timide; mais votre circonspection pourrait bien n'être ici que le manteau de votre indifférence. Si vous attachiez de l'importance à la religion, vous montreriez sans doute plus d'empressement. On n'attend pas, pour dire à l'enfant qu'il est défendu de voler, qu'il ait approfondi les divers systèmes sur la propriété; on n'attend pas, pour lui dire qu'il doit obéir aux lois de son pays, qu'il ait étudié les constitutions et vérifié l'assiette et la nécessité des impôts; nos devoirs envers Dieu seraient-ils moins certains et moins sacrés que nos devoirs envers nos semblables?

Nous croyons qu'au fond Rousseau est plus embarrassé qu'il ne veut le paraitre. Il n'impose, il n'ose mème indiquer aucune religion formelle à son élève, parce que lui-même n'en a aucune. Avec

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