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tif. Que de fois il aurait pu répéter le même avertissement 2.

Mais s'il a quelquefois été obscur, il ne l'a pas toujours été, tant s'en faut. Essayons de donner une idée de son système.

Rousseau a traité les questions les plus importantes et les plus pratiques du droit politique : les fondements sur lesquels la société est assise, l'autorité, la liberté, la loi, la religion, les droits et les devoirs des peuples et des individus. Sa théorie peut être ramenée à trois chefs: 1o du contrat considéré comme base de la société; 2 de la volonté générale et de la souveraineté ; 3° du pouvoir exécutif et du gouvernement.

II

« Qu'est-ce qui fait que l'État est un, dit-il? c'est l'union de ses membres.

Et d'où nait l'union

1. Contrat social, 1. III, ch. 1. 2. M. Bertrand (p. 16 et suiv.) voit dans le manuscrit de Genève la clé des contradictions et des incohérences du Contral social. Le manuscrit etait relativement modéré, clair, exact; l'abus des abstractions, l'amour du paradoxe, le désir d'atteindre à la rigueur mathématique, la crainte de paraitre ressembler à Montesquieu engageant l'auteur dans des remaniements déplorables et dans des argumentations pitoya

bles, l'auraient entraîné « à se rendre laborieusement inintelligible. Au fond, dit M. Bertrand, Rousseau n'a qu'un tort, mais il est grave: ses idées se modifient, et il s'obstine à n'en convenir ni avec les autres, ni peut-être avec lui-même. » Nous avouons n'être pas convaincu par ces raisons; nous croyons, au contraire, que Rousseau savait ce qu'il faisait; mais en definitive, s'il modifiait ses idées, nous ne voyons pas pourquoi nous en demande

de ses membres? De l'obligation qui les lie. Mais quel est le fondement de cette obligation?

La convention, le libre engagement de ceux qui s'obligent'. » Rousseau en reste là. Ajoutons encore un mot: Qu'est-ce qui donne à la convention sa force obligatoire? La justice. Cette addition n'est pas superflue; car si, quand il a à se justifier, Rousseau déclare qu'il n'est pas permis d'enfreindre les lois naturelles par le contrat social", rappelons-nous qu'il a donné ailleurs la moralité et la justice comme les produits exclusifs de l'établissement des sociétés. Dans le Contrat social luimême, il ne voit que deux bases possibles à l'ordre social, la nature et la convention. « Cependant, dit-il, ce droit ne vient pas de la nature; il est donc fondé sur les conventions. » « Les bonnes institutions sociales, dit-il dans un autre ouvrage, sont celles qui savent le mieux dénaturer l'homme; car on ne peut être à la fois homme et citoyen". >> Et ailleurs « Ce passage de l'état de nature à l'état civil produit dans l'homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l'instinct et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. » La vraie philosophie avait toujours regardé la justice comme la règle suprème de nos actions; Rousseau la renverse du trône du haut duquel elle commandait à l'humanité. Ce n'est plus la justice qui com

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mande à l'homme, c'est l'homme qui commande à la justice.

Le contrat ne saurait donc être la base première de l'ordre social, puisqu'il y en a, dans tous les cas, une autre avant lui, la justice: si le contrat est injuste, il ne peut obliger. Mais dans ces conditions mêmes, et sous l'autorité de la justice, peut-il seulement prétendre à être le fondement de l'ordre social? En fait, il est impossible de l'établir. Si Rousseau avait pu citer un seul exemple à l'appui de sa thèse, il l'aurait plus avancée en deux lignes qu'il ne l'a fait par ses longues considérations. S'il ne l'a pas fait, il est permis d'en inférer qu'il ne l'a pas pu. D'autres, il est vrai, ont voulu le tenter à sa place; mais ils n'y sont parvenus qu'en dénaturant l'idée du maitre dans son fond et dans ses conditions'. Si loin qu'on remonte dans la nuit des temps, toujours on y voit les sociétés établies et en exercice. Les temps préhistoriques eux-mêmes, si pauvres en faits, nous en montrent au moins un, la réunion des hommes en société. Quant à la naissance même des sociétés, nul ne peut se vanter d'y avoir assisté ; l'histoire est muette à cet égard; ce qui prouve que la société remonte plus haut et plus loin que l'histoire. Des sociétés ont été détruites; leurs débris ont formé des sociétés plus petites, ou ont été se perdre dans des sociétés déjà existantes; mais on ne parle pas de sociétés se créant de toutes pièces par un acte libre de la volonté de leurs membres. La légende ou l'histoire citent à la vérité des établissements de sociétés : Nemrod, Orphée, les cités

1. BARNI, Histoire des idées morales et politiques au XVIII®

siècle, 27 leçon.

grecques, Romulus, Mahomet; on a voulu y joindre les États-Unis d'Amérique, la France de 89, la Confédération hélvétique. Ces exemples ne sont pas tous authentiques, et aucun n'est concluant. Ils supposent des sociétés déjà existantes, la plupart se personnifient dans un chef, aucune ne renferme le contrat; aucune surtout ne remplit la condition d'unanimité que Rousseau juge nécessaire.

Car ce contrat, dont on ne peut apporter un exemple, Rousseau commence par y mettre cette condition impossible, l'unanimité.

Que dix ou vingt personnes se réunissent en une volonté commune, sur des intérêts graves et personnels, c'est déjà chose assez rare. Mais qu'une réunion nombreuse, un peuple tout entier, quelque petit qu'on le suppose, se mette d'accord, sans qu'une dissidence se produise; il faudrait, pour le croire, n'avoir aucune expérience des assemblées. Voyons comment les choses se passent dans nos chambres des députés et dans nos sénats, dans nos assemblées électorales et dans nos clubs. Où trouver un candidat accepté de tout le monde, une loi qui réunisse tous les suffrages? Et ce qu'on ne voit point dans une commune ou dans un canton, entre hommes soumis à la même éducation et aux mêmes habitudes, accoutumés à vivre sous le même régime et sous les mêmes lois, parvenus à un degré relativement élevé de connaissances, on voudrait le voir se produire spontanément, entre gens grossiers, primitifs, habitués à vivre sans règle et sans frein, ignorants des lois de la moralité et de la justice, appelés, ou plutôt venus sans appel de qui que ce soit, pour se prononcer sur un état dont ils ont à peine l'idée, mais qui doit, en tout cas, boule

verser leurs habitudes, gêner leur liberté, contrarier leurs penchants! Le danger commun a pu les réunir, dit Rousseau; mais, sans remarquer ce que ce moyen a de violent et, en quelque sorte, de forcé, n'est-il pas à craindre que, le danger une fois passé, la division ne se mette au sein de cette société d'un jour? Car, il ne faut pas l'oublier, le contrat est essentiellement révocable, et rien ne m'oblige à vouloir aujourd'hui ce que je voulais hier; rien surtout ne m'autorise à engager la volonté de mes enfants'.

3

Rousseau, dans ses Lettres de la Montagne, se défend énergiquement contre la pensée d'attaquer les gouvernements; mais n'a-t-il pas dit que le contrat est la base unique et nécessaire de tout ordre social, « l'acte par lequel un peuple est un peuple; » que sans lui «< il n'y a ni bien public, ni corps politique ; » que « tout homme étant né libre et maître de lui-même, nul ne peut, sous quelque prétexte que ce puisse être, l'assujettir sans son aveu*; » que « la loi concernant la pluralité des suffrages est elle-même un établissement de convention? » D'un autre côté, ne savons-nous pas que ce contrat n'a jamais été constaté, n'a jamais existé et n'existera jamais; que cette unanimité est une chimère ? Les conséquences maintenant sont faciles à tirer: point de contrat, donc point d'ordre social, point de corps politique, point de lien, point de patrie, point de lois, point de gouvernement, point de magistrature, point de police, point d'armée, point de commerce, pas même de moralité ni de justice; rien, absolu

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