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de l'orgueil. Souviens-toi, souviens-toi sans cesse que l'ignorance n'a jamais fait de mal, que l'erreur seule est funeste, et qu'on ne s'égare point parce qu'on ne sait pas, mais parce qu'on croit

savoir1. >>

Ces paroles servent en quelque sorte d'introduction aux études que va faire Émile. Et, comme conclusion, Rousseau, après avoir parcouru le cercle scientifique qu'il veut lui faire embrasser, revient sur les mêmes idées. Ce qu'il voudrait par-dessus tout, ce serait d'empêcher Émile d'user de son jugement. « Puisque toutes nos erreurs nous viennent de nos jugements, il est clair que, si nous n'avions jamais besoin de juger, nous n'aurions nul besoin d'apprendre; nous ne serions jamais dans le cas de nous tromper; nous serions plus heureux de notre ignorance que nous ne pouvons l'être de notre savoir... Il est de la dernière évidence que les compagnies savantes de l'Europe ne sont que des écoles publiques de mensonges, et très sûrement, il y a plus d'erreurs dans l'Académie des sciences que dans tout un peuple de Hurons.

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Puisque plus les hommes savent, plus ils se trompent, le seul moyen d'éviter l'erreur est l'ignorance. Ne jugez point, vous ne vous abuserez jamais; c'est la leçon de la nature, aussi bien que de la raison... Que m'importe? est le mot le plus familier à l'ignorant et le plus convenable au sage 2. >>

A voir ces recommandations et ces frayeurs, on pourrait croire qu'il est question de secrets terribles. Tranquillisons-nous; il s'agit simplement de

1. Émile, 1. III. — 2. Id.

notions très élémentaires en géométrie, en géographie, en physique, en histoire naturelle, et de connaissances plus complètes en technologie, toutes sciences de sensations, mais de sensations plus parfaites et, en quelque sorte, plus savantes que celles qui avaient frappé Émile jusqu'alors. Quant à savoir d'où il vient, où il va, pourquoi il est dans le monde et ce qu'il doit y faire, il n'a point à s'en occuper; il est trop tôt. Il est arrivé à douze ans sans avoir l'idée des relations sociales, sans savoir ce que c'est que conscience et devoir. Cet état est bon; il faut s'appliquer à le prolonger le plus pos

sible.

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IV

Cependant on a laissé l'enfant s'essayer, sans maitre, à barbouiller des dessins d'après nature, à rendre, et même à composer une musique très simple; on l'a excité à acquérir quelques notions de géométrie, mais sans raisonnement et au moyen de ses simples observations personnelles1; le temps est venu pour l'élève d'aller plus loin et de se préparer peu à peu à la connaissance des premières relations sociales. Les sens ont servi de guides jusque-là, on n'ira point en chercher d'autres; l'expérience et les faits ont été les seuls maîtres, ils continueront à l'être la nécessité a été l'unique loi, elle sera encore la loi, mais elle ne sera plus l'unique; on y joindra l'utilité. Quelle utilité? L'utilité personnelle,

1. Ainsi, par une anomalie incroyable, Rousseau, qui n'admet pas le simple récit

des faits en histoire, recommande la géométrie sans raisonnement.

et même l'utilité présente et sensible; Émile n'en saurait concevoir d'autre. Et voilà un enfant qui, à douze ans, par un progrès que Rousseau ne peut considérer sans trembler, découvre enfin ce que c'est que son utilité personnelle et apprend l'art d'être égoïste. A quoi était-il donc réduit auparavant, sinon à une sorte d'instinct bestial? Et à quatorze ans, n'aimant personne, n'obéissant à personne, ne songeant pas s'il a un père, une mère, des camarades, se confinant dans son utilité égoïste, se considère sans égard aux autres, et trouve bon que les autres ne pensent point à lui. Il n'exige rien de personne et ne croit rien devoir à personne. Il est seul dans la société humaine; il ne compte que sur lui seul'. » Quand nous disions que Rousseau ne sait former qu'un animal ou un sauvage!

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Cette notion de l'utile donne une grande prise de plus pour gouverner l'élève. Cet instrument sera d'autant plus puissant que, suivant un artifice familier à Rousseau, le maître mettant à profit l'inexpérience de l'enfant et sa propre expérience, s'arrangera de façon à disposer de l'utile à son gré2. A quoi cela est-il bon? Voilà désormais le mot sacré, voilà la règle qui dirigera dans le choix des études.

Afin de rester fidèle à la loi qui prescrit de ne rien imposer à l'élève, il faudra, la curiosité aidant, lui faire goûter l'utilité de chaque science qu'on désirera qu'il cultive. S'agit-il de la géométrie, par exemple, on fera en sorte qu'il ait besoin de trouver un carré égal à un rectangle donné, le jour où l'on

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voudra lui faire chercher une moyenne proportionnelle entre deux lignes. Ces artifices ne seront pas toujours faciles; mais l'embarras sera encore plus grand, quand il sera question d'étudier l'astronomie ou la géographie, sans globes, sans cartes, sans instruments; la géographie sur le terrain; l'astronomie sur une montagne, par une belle nuit d'été, ou au moment du lever et du coucher du soleil. Ce sera le cas de faire appel à la curiosité; mais on ne renoncera pas pour cela au motif de l'utilité. A quoi cela sert-il de savoir s'orienter, par exemple, demandera un jour Émile à son précepteur? et il faudra lui donner la réponse par expérience, le seul moyen de démonstration qui soit à son usage. Le lendemain, on fait une promenade dans la forêt de Montmorency; on s'égare; Émile est las; il a faim, il pleure; comment faire? On a sa montre, on se rend compte de la situation du soleil; on sait que Montmorency est au sud de la forêt; on s'oriente, on se retrouve; on reconnait que l'astronomie est bonne à quelque chose.

Jean-Jacques aime à multiplier ces exemples. Ainsi la leçon de physique se prendra à la foire, avec le concours d'un bateleur complaisant, qui donnera d'excellents conseils à Émile. Mais ces artifices, tout ingénieux qu'ils soient, ne nous séduisent point. Ils n'abuseront pas longtemps Émile, et, d'ailleurs, combien faudrait-il de siècles en allant de ce train, avec cette méthode à bâtons rompus et cette condition de se réduire à la science attrayante, pour faire une éducation complète? Rousseau l'a peut-être

1. Émile, 1. III.

compris; car désormais il ne veut plus qu'on perde de temps et trouve au contraire qu'on ne saurait trop se håter'.

Sans renier ce qu'il a dit ailleurs, il veut bien constater que la société est nécessaire, par cela seul qu'elle existe. La terre étant ce que les hommes l'ont faite, celui qui prétendrait se regarder comme isolé, serait nécessairement misérable et n'aurait pas même les moyens de vivre. Pour initier Émile aux relations sociales, sans quitter le domaine des sens, on s'adressera avec fruit aux arts mécaniques. En voyant que le maçon ne båtit pas pour lui seul, que l'habitant de la ville est obligé de demander sa subsistance à l'agriculteur, Émile commencera à comprendre la dépendance des hommes entre eux; le commerce lui fera encore mieux sentir les règles et les conventions qui président aux échanges; mais il aura d'autres motifs de fréquenter les ateliers, c'est l'utilité qu'il en pourra retirer. Il n'entrera pas dans la boutique d'un artisan sans s'informer de tout, sans se rendre compte de tout, et même sans mettre la main à l'œuvre; et comme il n'y a point de meilleur précepte que l'exemple, le précepteur tiendra à se mettre au travail avec lui.

Bien plus, Émile devra posséder à fond un métier, s'y rendre habile, l'exercer souvent, non pas en amateur, pendant quelques heures, mais en ouvrier, sous un patron le payant à la journée. Cette idée que tout homme doit apprendre un métier est une de celles sur lesquelles Rousseau revient le plus souvent. Il y consacre de longues pages; il prouve sa thèse; il répond aux objections. S'il se bornait à préconiser

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