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précisément de les contenir dans leurs limites légitimes. Faire l'éducation d'un enfant, c'est, au moins en partie, le tirer de la domination des sens; c'est développer chez lui les germes d'intelligence, de raison, de conscience, de sentiments affectueux et nobles que Dieu y a déposés le jour de sa naissance; c'est, en un mot, remettre chaque chose à sa place. On peut dire tout cela à Rousseau, parce qu'il est capable de le comprendre, et que lui-même l'a affirmé plus d'une fois.

Ce serait bien vainement d'ailleurs que le maître prétendrait soustraire l'enfant à toute action extérieure. Cette difficulté ne pouvait échapper à Rousseau. « Si votre élève n'apprend rien de vous, se dit-il à lui-même, il apprendra des autres; si vous ne prévenez l'erreur par la vérité, il apprendra des mensonges. Les préjugés que vous craignez de lui donner, il les recevra de tout ce qui l'environne; ils entreront par tous ses sens. >> On ne pouvait mieux poser l'objection. «Il me semble, ajoute-t-il, que je pourrais aisément répondre à cela; mais pourquoi toujours des réponses'? » Et il poursuit tranquillement sa route. Dans un autre passage cependant, il semble se préoccuper davantage de ce cas embarrassant. Il reconnaît que l'enfant ne peut vivre absolument écarté de tous les humains, comme dans le globe de la lune ou dans une île déserte, et il s'en désole. Regrets inutiles. Il ferait mieux de s'appliquer à choisir et à régler ces influences extérieures. Malheureusement, ces impressions, dues au hasard, seront rarement salutaires, et il arrivera que le temps perdu pour la

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vertu ne le sera pas pour le vice. « Tenez son âme oisive », c'est facile à dire, mais l'âme n'est guère oisive; si elle ne fait pas le bien, elle fait le mal; et puis l'oisiveté de l'âme serait-elle autre chose que l'idiotisme? Vicieux ou idiot, voilà ce que sera l'élève de Rousseau.

III

Cependant, pour remplacer la raison et la moralité, il faut quelque chose. Jean-Jacques a imaginé la nécessité, pauvre motif, s'il en fut, et bien peu digne d'un esprit élevé et libéral. Il est vrai qu'à l'en croire, « la dépendance des choses, qui est de la nature, ne nuit point à la liberté et n'engendre point de vices; tandis que la dépendance des hommes, qui est de la société... est désordonnée et engendre tous les vices'. » Nous avouons ne pas comprendre cette distinction. Il est parfaitement conforme à la nature, croyons-nous, d'obéir à ses parents, et nous ne voyons pas en quoi l'enfant qui se heurte à un obstacle insurmontable est plus libre que celui qui se soumet volontairement et affectueusement à sa mère. Mais ne parlons pas de soumission. « Ne lui commandez jamais rien, dit Rousseau, quoi que ce soit au monde; absolument rien. Ne lui laissez pas même imaginer que vous prétendiez avoir quelque autorité sur lui. Qu'il sache seulement qu'il est faible et que vous êtes fort; que par son état et le vôtre, il est nécessairement à votre merci. Qu'il le sache, qu'il l'apprenne, qu'il le sente; qu'il sente de bonne heure sur sa tête al

1. Émile, 1. II.

Nouvelle Héloïse, 1. V, lettre 3.

tière le dur joug que la nature impose à l'homme, le pesant joug de la nécessité, sous lequel il faut que tout être fini plie'. »

Qu'il vaudrait bien mieux qu'il sût que vous êtes père; que Dieu ou (pour parler le langage de Rousseau) la nature vous a revêtu d'une autorité respectable, vous a doué d'une tendresse profonde, vous a donné la sagesse, a fait de vous sa providence et son soutien. Assurément les leçons de la nécessité et de l'expérience ont leur prix; mais elles ne manquent à personne, pas plus à l'homme fait qu'à l'enfant. Père sage et prudent, vous ne priverez point votre fils de ce précieux appoint; vous n'entreprendrez pas de lui frayer dans la vie un chemin de roses et d'en enlever jusqu'aux plus petites pierres. Il est bon qu'il s'aguerrisse et apprenne à se tirer des épreuves et des difficultés de la vie. Mais vous ne lui refuserez pas non plus le secours de votre direction prévoyante, ferme et affectueuse. Qu'il compte avec la nécessité, parce qu'il le faut; mais aussi qu'il écoute les leçons de ses parents et de ses maîtres, parce que sa raison, son cœur et, au besoin, une autre espèce de nécessité l'y obligent. Mais, nous dira Rousseau, l'enfant n'at-il donc pas assez de sa faiblesse, qui l'enchaîne de tant de manières, sans ajouter à cet assujettissement celui de nos caprices?? Eh! pourquoi des caprices? L'autorité s'exerce-t-elle nécessairement par voie de caprices? Vraiment Rousseau se montre ici bien compatissant. Il ne l'est pas autant quand il soumet la tête altière de l'enfant au dur joug de la nature. Si encore il ne laissait à ce joug que ce qu'il est

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impossible de lui enlever; mais comme si ce n'était pas assez de la nécessité vraie, il y ajoute une nécessité factice. « Il ne faut point se mêler, dit-il, d'élever un enfant, quand on ne sait pas le conduire où l'on veut par les seules lois du possible et de l'impossible. La sphère de l'un et de l'autre lui étant également inconnue, on l'étend, on la resserre autour de lui comme on veut. On l'enchaîne, on le pousse, on le retient avec le seul lien de la nécessité, sans qu'il en murmure 1.

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Voilà le maître, en dépit de ce que Rousseau en a pu dire, rentré en possession de l'autorité; seulement il y rentre par une bien mauvaise porte. Qu'il prescrive, qu'il défende, il ne sera pas embarrassé pour se faire obéir; il peut faire tout ce qu'il veut au moyen de cette arme de la nécessité, que Rousseau met entre ses mains; arme sûre, qui frappe sans qu'on sache d'où part le coup; arme déloyale aussi, qui abuse de la simplicité de l'enfant, mais qui ne l'abusera pas toujours. Que l'enfant s'aperçoive qu'on le trompe, et ce moment ne peut tarder à arriver, et tout est perdu sans retour. Au lieu d'une autorité respectable, il ne verra plus devant lui qu'un vilain système de ruses et de finesses, qu'il méprisera et qu'il mettra toute son application à déjouer. Rousseau vante, et avec raison, les leçons de l'exemple; il en fait même quelque part la règle fondamentale de l'éducation 2. Il ne voit donc pas que le premier exemple qu'il donne à son élève, c'est l'exemple du mensonge.

En toute circonstance, il se montre l'adversaire de l'autorité. Cette haine de toute supériorité, qui

1. Émile, 1. II. 2. Lettre à l'abbé M., 2 février 1770.

n'est pas toujours franche, comme on vient de le voir, est une conséquence de son système. Du moment que l'homme est naturellement bon et que la société le déprave, et ce sont les premiers mots de l'Emile, l'individu sortant bon des mains de la nature, doit, autant que possible, rester isolé, et se garder avec ses semblables de rapports qui ne serviraient qu'à le pervertir. Il est dur de supprimer les rapports entre le père et le fils, entre le maître et l'élève (il est vrai que Rousseau ne fait que les déguiser). Serait-il même téméraire de supposer que, s'il a déchargé le père des soins de l'éducation d'Émile, c'est pour sauver en partie l'odieux d'une altération par trop flagrante des rapports les plus naturels? Quoi qu'il en soit, il est curieux de voir la façon dont il pose, en face l'un de l'autre, le maître et l'élève, pourvus l'un et l'autre de leur liberté, en usant chacun de leur côté, sans se rien devoir ni se rien commander. Mais la partie n'est pas égale; les forces ne sont pas les mêmes, et l'élève cédera nécessairement à la force 2. Rousseau appelle cela l'éducation et trouve que c'est le triomphe du système; nous croyons, nous, que c'en est la ruine. Là où il n'y a que des forces, sans relations morales de devoir et d'affection, il n'y aura que chocs durs et violents. Jean-Jacques a prétendu travailler au bonheur de l'enfant, surtout à son bonheur présent, que, pour rien au monde, il ne consentirait à sacrifier aux chances d'un avenir toujours incertain; par le fait, il n'a travaillé qu'à son malheur présent et futur.

1. « Tout est bien, sortant des mains de l'auteur des choses, tout dégénère entre les

mains de l'homme. » Emile, 1. I, ligne 1. — 2. Id., 1. II.

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