Page images
PDF
EPUB

pas moins forcé de s'incliner devant les faits et, de même que Morin, il se prononça en faveur de la mort naturelle '.

Enfin, il arriva un moment où l'Académie de médecine elle-même et les revues spéciales retentirent de ces débats.

Dubois d'Amiens s'engagea le premier dans cette voie. Son mémoire, lu par Bouchardat à l'Académie de médecine, conclut hardiment au suicide. Rousseau avait le cerveau dérangé; il était hypocondriaque, malade, en proie au délire de la persécution; tout, dans son état, favorise l'hypothèse du suicide. Il est un point notamment qui est capital: il a renvoyé Mme de Girardin. « Tout le suicide est là, s'écrie Dubois. Qu'on me cite, à moi, médecin, un malade qui ne demande pas de secours, qui ne veuille

aucun témoin 2! >>

Mais, lui répondent, chacun de leur côté, les docteurs Chéreau et Delasiauve, cette méthode est bien dangereuse. Un individu est fou, donc il s'est donné la mort; qui ne voit le vice d'un tel raisonnement? D'une façon générale, on a beaucoup abusé de la folie pour expliquer les crimes et les actions des hommes. Dans le cas particulier de Rousseau, elle fournit à peine une considération dont il y ait à tenir quelque compte.

Que le rapport ne soit pas très scientifique, personne ne le nie; il est, en tous cas, ce qu'étaient la plupart des rapports de l'époque. Qu'on le remarque d'ailleurs; s'il y avait eu un trou de balle, ce ne

1. Docteur MERCIER, Explication de la maladie de Rousseau, etc., in-8°, 1859. - 2. Bul

letin de l'Académie impériale de médecine (mai 1866). Article de DUBOIS D'AMIENS.

serait plus une simple faute d'ignorance qu'il faudrait reprocher aux six ou sept médecins et magistrats qui ont figuré dans cet acte, mais une véritable complicité. En définitive, conclut Delasiauve, si peut-être la mort naturelle n'est pas absolument prouvée, il est certain que le suicide manque totalement de preuves1.

On n'en finirait pas, si l'on voulait citer toutes les autorités. Dernièrement encore, un médecin allemand a voulu soumettre la question à un nouvel examen. Il attribue la mort de Rousseau à une paralysie du cœur. C'est une opinion qui, à notre connaissance, ne s'était pas encore produite. En tout cas, on trouverait aujourd'hui fort peu d'auteurs ayant étudié la question, qui, d'une façon ou d'une autre, ne se prononcent pour la mort naturelle.

Nous ne sommes plus au temps où certains amis de Jean-Jacques mettaient une véritable complaisance et une sorte de passion à raconter et à démontrer son prétendu suicide. Pourquoi tant d'acharnement? Dans l'absence de preuves de part et d'autre, les présomptions seraient déjà en faveur de la mort naturelle, précisément parce qu'elle est naturelle; elles seraient encore de droit, parce que le suicide étant toujours, quoi qu'on dise, un acte infamant, il n'est permis de l'imputer sans preuves à

1. Union médicale, 5 juillet 1866; Article de Achille CнÉREAU et brochure in-8°. (A consulter, à cause des nombreuses autorités citées.) Journal de médecine mentale, 1866; article de DELASIAUVE. Voir aussi

BARNI, Histoire des idées morales et politiques au XVIIIe siècle, 1867. 2. P. J. MÖBIUS, J.-J. Rousseau's krankheitgeschichte (Histoire de la maladie de J.-J. Rousseau.) Leipzig, Vogel, 1889.

572 LA VIE ET LES OEUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

personne. Mais il se trouve qu'ici, c'est la mort naturelle qui est prouvée, tandis que le suicide n'est fondé que sur des doutes, sur des suppositions, sur des bruits sans consistance, sur des témoignages apocryphes ou sans valeur.

CHAPITRE XXXII

Sommaire: I. Appels persistants de Rousseau à la postérité.

[blocks in formation]

sèques de Rousseau à Ermenonville.- Pèlerinages au tombeau de Rous- Thérèse Le Vasseur après la mort de Rousseau.

seau.

II. Influence de Rousseau immédiatement après sa mort. Son influence en général pendant la Révolution française. Jusqu'à quel point est-il responsable de la Révolution.

III. Honneurs rendus à Rousseau par la Révolution. morency en l'honneur de Rousseau.- Fête à Genève. restes de Rousseau au Panthéon. Fête à Lyon.

Fête à MontTranslation des

Son corps est-il

IV. Déplacements divers des restes de Rousseau. encore au Panthéon? - Influence de Rousseau depuis la Révolution.

I

Non omnis moriar. Il n'est personne à qui l'on puisse appliquer mieux qu'à Rousseau cette parole du poète : Toute sa vie, il a travaillé et posé pour la postérité. Mécontent et dégoûté de ses contemporains, persécuté, outragé, méprisé (du moins il se l'imaginait) par la génération présente, il avait reporté tout son espoir vers celle qui devait suivre : ses Confessions, ses Dialogues, ses Rêveries, beaucoup de ses lettres, ne sont que des appels persistants à la postérité. Aujourd'hui, semblait-il dire, l'injustice, l'outrage, le mépris; demain la réhabilitation et la justice.

Le 2 juillet 1778, la postérité a commencé pour lui, et elle a, en partie au moins, réalisé ses espérances. Ce n'est pas qu'elle ait offert avec le passé toute l'opposition qu'il rêvait. Pendant sa vie, il avait eu, quoi qu'il en dise, ses triomphes aussi bien

que ses déboires, des admirateurs autant et plus que de détracteurs; après sa mort, il continua à être discuté, au moins il ne fut pas oublié. Son influence se perpétua par ses livres; il fut loué plus peut-être qu'il ne l'avait jamais été; il fut parfois combattu et réfuté; sa mémoire, devenue plus célèbre, reçut la consécration du temps; il y eut l'école de Rousseau, et aujourd'hui, après cent ans passés, le silence n'est pas encore fait sur sa tombe.

Un des premiers soins du marquis de Girardin fut de lui préparer une sépulture convenable. Il y avait, dans la partie la plus pittoresque du parc, un petit lac environné de coteaux et de bois, et au milieu du lac, une île de 50 pieds sur 35, plantée de peupliers, qui renfermait déjà depuis longtemps un petit monument élevé à la mémoire de Julie 1; c'est dans ce lieu mélancolique et enchanteur, choisi un jour par Rousseau lui-même, qu'on résolut de déposer son corps. Girardin le fit embaumer et le renferma dans un cercueil en bois de chêne revêtu de plomb à l'intérieur. Il fit mettre dessus des médailles rappelant le nom, l'âge, la date de la mort du défunt; puis, le samedi 4 juillet, à 11 heures du soir, accompagné du médecin Le Bègue, de Corancez, de Romilly, beau-père de Corancez, du procureur fiscal Bimont, entouré d'une foule sympathique et émue qui s'étendait jusque sur les coteaux voisins, il le fit descendre dans la tombe qui lui avait été préparée. Peu de temps après, s'élevait dessus un mausolée d'une belle simplicité, revêtu d'inscriptions et orné de bas-reliefs. Désor

1. GRIMM, Correspondance littéraire, juillet 1778.-2. Let

tres du marquis de Girardin à Sophie, comtesse de X, juillet

« PreviousContinue »