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sans que je ne sois plus obligé de m'occuper de rien'. »

La faveur qu'il sollicitait ne lui fut pas accordée, mais il ne tarda pas à trouver beaucoup mieux. Au fond, ce qu'il désirait, c'était la campagne. Quand on le sut, ses amis, et même des étrangers s'empressèrent à l'envi pour le satisfaire. Il aurait dû s'apercevoir à la fin que le monde n'était pas si acharné à sa perte. Dès 1776, le comte d'O, qui ne le connaissait nullement, lui avait offert un asile 2. Nous ne citons cette proposition que pour mémoire; mais on lui en fit d'autres, en 1777. Un jeune chevalier de Malte, nommé Flamanville, mit à sa disposition un vieux château au bord de la mer, en Picardie ou en Normandie. Le commandeur de Ménon lui offrit une habitation à Lyon. Son vieil ami, le comte Duprat, lui proposa, nous ne savons où, une retraite qui n'avait d'autre inconvénient que d'être lointaine. Rousseau l'accepta avec reconnaissance, consentit à changer de nom, et même à aller à la messe, à la condition toutefois de ne pas se faire passer pour catholique. Cependant la longueur du voyage, qui d'abord lui avait fait différer le départ, l'engagea à y renoncer à la fin. Il n'avait au monde que deux pensées, sa femme et son herbier; il ne voulut pas exposer Thérèse à des fatigues qui pouvaient être au-dessus de ses forces".

1. Mémoire remis par Rousseau à diverses personnes, au mois de février 1777, et trouvé dans les papiers du comte Duprat. - 2. Lettre de Rousseau au comte d'O, 1776. Nous acceptons la date de 1776, indiquée par Musset-Pathay. Estelle certaine, et ne serait-il

pas mieux, en la reculant d'une année, de rattacher les propositions du comte d'O aux autres offres qui furent faites à Rousseau un peu plus tard? 3. CORANCEZ, De J.-J. Rous4. Lettre de Rousseau au comte Duprat, s. d.

seau.

Sur ces entrefaites d'ailleurs, Corancez avait mis en avant un autre projet. Il s'agissait d'un petit logement à Sceaux, à la porte de Paris. Rousseau commença par se faire prier, puis finit par accepter cette proposition, comme il venait d'en accepter une autre. Corancez donc comptait sur lui et fit ses arrangements en conséquence; mais, quand il revint pour le voir, il le trouva parti. Thérèse, qui était encore là, dit qu'il était simplement sorti; mais Corancez ne tarda pas à savoir qu'un nouvel ami, le marquis de Girardin, accompagné du médecin Le Bègue de Presle, était venu le trouver, lui avait fait ses offres, l'avait promptement décidé et presque aussi promptement emmené1.

1. CORANCEZ, De J.-J. Rousseau. — LE BÈGUE DE PRESLE, Relation ou Notice des derniers

jours de J.-J. Rousseau (25 août 1776).

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II. Mort de Rousseau. Récit de Le Bègue de Presle. Récit de Thérèse.

Bruits de suicide.

Preuves établissant la mort natu

relle.

I

Rousseau arriva à Ermenonville le 20 mai 1778. Il n'avait dû venir d'abord que pour quelques jours, afin de juger si l'installation lui conviendrait. Comment ne lui aurait-elle pas plu? C'était le changement, c'était la campagne. Dès avant le départ, son impatience presse ses hôtes; il voudrait que tout fût prêt en un jour. Pendant la route, il se livre à la joie la plus vive; à la vue de la forêt qui précède le château, il n'est plus possible de le retenir en voiture : « Non, dit-il, il y a si longtemps que je n'ai pu voir un arbre qui ne fût couvert de fumée et de poussière; ceux-ci sont si frais! » En arrivant, il se jette dans les bras de Girardin. « Il y a si longtemps, s'écrie-t-il, que mon cœur me faisait désirer de venir ici; et mes yeux me font désirer actuellement d'y rester toute ma vie. Vous voyez mes larmes; ce sont les seules de joie que j'aie versées depuis bien longtemps, et je sens qu'elles me rappellent à la vie. »

LA VIE ET LES OEUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 553

Le domaine d'Ermenonville, situé à 10 lieues de Paris, non loin de Senlis, était d'une grande beauté. On prétend que Girardin avait fait pour l'embellir 3 millions de dépenses. Il était surtout renommé pour ses jardins. Girardin sentait toutefois que ce n'était pas par ces magnificences qu'il séduirait Rousseau, et il avait rêvé de lui arranger un petit logement à son goût maison simple et commode, couverte en chaume, rappelant par sa disposition l'Élysée de Clarens; mais rien n'était prêt. Il installa son hôte, en attendant, dans un pavillon séparé du château par des arbres. Ce provisoire lui-même parut charmant à Jean-Jacques. Il écrivit à Thérèse de venir le rejoindre au plus tôt. Elle eut vite fait de vendre leur chétif mobilier; sauf l'herbier, il y' avait peu de choses à emporter; dès le mardi suivant, elle était dans les bras de son mari.

On a révoqué en doute la satisfaction de Rousseau, et l'on a été jusqu'à qualifier son départ d'évasion. La police, émue du scandale des Confessions, lui aurait conseillé de quitter Paris, s'il voulait se soustraire aux recherches'. Mais la police s'occupait fort peu de lui, et les Confessions ne causaient aucun scandale. Il ne parait pas, en effet, que depuis ses lectures de 1771, il les ait communiquées à personne, sauf peut-être à quelques amis intimes et discrets, Mme de Créqui, par exemple. Ce qu'on avait imprimé à l'étranger, sous le titre de Confessions de Jean-Jacques Rousseau, n'était qu'un recueil de lettres publiées contre son gré. Il est certain

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1. BACHAUMONT, 22 et 26 juin 1778; - GRIMM, Correspondance littéraire, 9 mars 1779.

2. LE BEGUE de Presle, Relalion, etc.

qu'il partit librement et sans autres motifs que son goût pour le changement, son amour pour la campagne, sa passion pour la botanique, enfin son désir de se ménager pour sa vieillesse, alors qu'il lui en coûtait de travailler pour vivre, une existence confortable, auprès d'une famille riche qui ne le laisserait manquer de rien.

Cela ne veut pas dire qu'il se soit trouvé parfaitement heureux. Le bonheur n'était pas compatible avec son caractère, et les premiers moments d'exaltation passés, il dut retomber dans cette humeur morose qui faisait son malheur et le désespoir des personnes qui l'entouraient. Girardin ne parle que de son contentement; mais Girardin, qui assurément avait le plus grand désir de le rendre heureux et un intérêt évident à faire croire qu'il l'était en effet, put bien prendre ses désirs pour des réalités'. Corancez, au contraire, piqué de n'avoir pas été préféré à Girardin, ne peut s'empêcher de prétendre que Rousseau se trouva malheureux à Ermenonville; il ne songe pas qu'il l'aurait été aussi partout ailleurs. A l'en croire, Flamanville ayant été le voir, revint navré de son état et chargé de lui trouver une place à l'hôpital. D'Escherny partage l'opinion de Corancez; mais son récit est bien vague et fourmille d'erreurs. Enfin Thérèse elle-même a déclaré que son mari, repris au bout de peu de temps de ses anciennes craintes, aurait insisté pour revenir à Paris et qu'elle n'aurait cédé qu'aux instances de

1. Lettre du marquis de Girardin à Rey, 8 août 1778; Relation de LE BÈGUE. 2. CORANCEZ, De J.-J. Rousseau.

3. D'ESCHERNY, De J.-J.

Rousseau et des philosophes du XVIIIe siècle, ch. XXIV. Voir aussi QUESNÉ, Particularités inédites sur J.-J. Rousseau.

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