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gale et sautillante... Enfin, jamais il n'exista d'être plus sensible à l'émotion et moins formé pour

l'action. »>>

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Jean-Jacques ne sera pas vertueux. Comment, subjugué par ses penchants, pourrait-il l'être? n'ayant toujours pour guide que son propre cœur, jamais son devoir ni sa raison. Comment la vertu, qui n'est que travail et combat, régnerait-elle au sein de la mollesse et des doux loisirs. Il sera bon parce que la nature l'aura fait tel; il fera du bien, parce qu'il lui sera doux d'en faire. Mais s'il s'agissait de combattre ses plus chers désirs et de déchirer son cœur pour remplir son devoir, le ferait-il aussi? C'est douteux. La loi de la nature, sa voix du moins ne s'étend pas jusque-là. Il en faut une autre alors qui commande, et que la nature se taise. >>

Pour compléter le portrait qu'il fait de lui-même, on pourrait y ajouter quelques traits d'un morceau destiné peut-être à faire partie des Dialogues. « J'étais fait pour être le meilleur ami qui fût jamais; mais celui qui devait me répondre est encore à venir... Pour de l'argent et des services, ils sont toujours prêts; j'ai beau refuser ou mal recevoir, ils ne se rebutent point et m'importunent sans cesse de sollicitations qui me sont insupportables. Je suis accablé de choses dont je ne me soucie pas; les seules qu'ils me refusent sont les seules qui me seraient douces; un sentiment doux, un tendre épanchement est encore à venir de leur part, et l'on dirait qu'ils prodiguent leur fortune et leur temps pour épargner leurs cœurs... De quelque prix que soit un présent, et quoi qu'il coûte à celui qui l'offre, comme il me coûte encore plus à recevoir,

c'est celui dont il vient qui m'est redevable. C'est à lui de n'être pas un ingrat1. »

Sans vouloir souscrire à tous les traits de ces tableaux, il est certain que nous n'aurions pas été partout aussi sévère que Rousseau l'est contre luimême. Mais il est bien certain aussi qu'il n'aurait pas souffert patiemment que tout autre eût dit de lui la centième partie de ce qu'il en disait lui

même.

S'il semble d'ailleurs faire bon marché de sa personne, il compte sur ses livres pour le réhabiliter auprès de tout homme ami de la justice et de l'honnêteté. Cependant il reconnaît que, d'un autre côté, ils contiennent aussi le secret de toutes les haines qui se sont amassées contre lui. Il a dit la vérité à tous; aussi s'est-il aliéné tout le monde. Mais comme, dans ses livres, on découvre bien, dit-il, l'homme sous l'écrit; comme on y voit la grandeur et la vérité de ses principes, l'honnêteté de ses mœurs, la bonté de son cœur!... A quiconque douterait de ses mœurs et de sa conduite, ses livres sont là pour répondre; qu'on les lise, et surtout qu'on les compare avec les critiques qui lui ont été adressées, avec les trames qui ont été ourdies contre lui! Mais arrêtons-nous : quand il est à l'article des complots il n'a plus sa raison.

Il fallait que tout fût singulier dans ce livre des Dialogues, fruit de quatre années d'un douloureux travail. Jean-Jacques a fait lui-même l'histoire des moyens qu'il tenta pour en assurer la publication 3.

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A l'en croire, cela n'était pas chose facile. Entouré d'ennemis comme il l'était, « frappé de l'insigne duplicité de Duclos, qu'il avait estimé au point de lui confier ses Confessions, et qui, du plus sacré dépôt de l'amitié, n'avait fait qu'un instrument d'imposture et de trahison; » n'ayant plus personne sur qui il pût compter, il résolut de se confier uniquement à la Providence. Il imagina à cet effet de faire une copie de son ouvrage et d'aller la déposer sur le grand autel de l'église Notre-Dame, espérant que le bruit de cette action empêcherait la suppression du manuscrit, et peut-être le ferait arriver jusque sous les yeux du Roi. Il mit sur le paquet la suscription suivante :

(( Dépôt remis à la Providence.

«Protecteur des opprimés, Dieu de justice et de vérité, reçois ce dépôt, que remet sur ton autel et confie à ta Providence un étranger infortuné, seul, sans appui, sans défenseur sur la terre, outragé, moqué, diffamé, trahi de toute une génération, chargé, depuis quinze ans, à l'envi, de traitements pires que la mort et d'indignités inouïes jusqu'ici parmi les humains, sans avoir pu jamais en apprendre au moins la cause. Toute explication m'est refusée, toute communication m'est ôtée; je n'attends plus des hommes, aigris par leur propre injustice, qu'affronts, mensonges, trahisons. Providence éternelle, mon seul espoir est en toi; daigne prendre mon dépôt sous ta garde et le faire tomber en des mains jeunes et fidèles, qui le transmettent exempt de fraudes à une meilleure génération. »>

Au verso était écrit un appel désespéré à quiconque deviendrait l'arbitre de l'ouvrage. Puis, le samedi 24 février 1776, sur les deux heures, il se

rendit à Notre-Dame. Mais, par suite d'une erreur ou de toute autre cause, il trouva les grilles fermées. Alors il est saisi de vertige, comme un homme qui tombe en apoplexie; tout son être est bouleversé; il ne sait plus où il est et croit voir le ciel même concourir à l'iniquité des hommes. « Je sortis, dit-il, rapidement de l'église, résolu de n'y rentrer de mes jours, et me livrant à toute mon agitation, je courus tout le reste du jour, errant de toutes parts, sans savoir ni où j'étais ni où j'allais, jusqu'à ce que, n'en pouvant plus, la lassitude et la nuit me forcèrent de rentrer chez moi, rendu de fatigue, presque hébété de douleur. >>

Cependant, la réflexion lui donnant une vue plus nette des choses, il voulut espérer qu'il existait encore au moins un honnête homme dans le monde et porta son manuscrit à Condillac; mais il fut peu satisfait de l'accueil qui lui fut fait et eut le pressentiment d'une nouvelle déception. Il se trompait cependant; Condillac se montra fidèle dépositaire. Il légua le manuscrit à l'abbé de Reyrac, lequel le rendit, avant de mourir, à la famille de Condillac. On se proposait de le publier, en 1801; mais une autre personne avait pris les devants'. Rousseau, en effet, avait eu l'occasion de voir aussi un jeune Anglais, nommé Brooke Boothby, qu'il avait eu pour voisin à Wootton. Cette rencontre lui parut un bienfait de la Providence. Il avait recopié une partie du livre; il la remit à son jeune ami, lui

1. BACHAUMONT, 27 novembre 1770 (addition); 10 janvier 1783. GRIMM, Corr. litt., juillet 1783. La Clef du Cabinet

des Souverains, 27 fructidor an

VIII, article de A. BARBIER. Ce manuscrit, de Rousseau est actuellement à la bibliothèque de la Chambre des députés.

promettant le reste pour l'année suivante. Brooke Boothby fit paraître à Londres, en 1780, le premier dialogue, le seul dont il eût reçut le dépôt '.

Toutefois, n'espérant encore rien de ce côté, Rousseau s'était avisé d'un autre procédé; ce fut d'écrire une espèce de billet circulaire adressé à la Nation française, d'en faire plusieurs copies et de les distribuer, sur les promenades et dans les rues, aux inconnus dont la physionomie lui plaisait davantage. La suscription était : « A tout Français aimant encore la justice et la vérité. » Mais, ajoute-t-il, tous refusèrent son billet, comme ne s'adressant pas à eux. Il eut beau en bourrer ses lettres, en remettre à ses rares visiteurs, il ne trouva le placement que d'un petit nombre. Il s'en tint à la fin à la résolution de lire simplement son écrit, quand il en trouverait l'occasion, comme il avait fait pour les Confessions. Tant de précautions étaient, pour le moins, superflues. Les Dialogues ne pouvaient, comme les Confessions, susciter la haine et la crainte; ils n'excitèrent que la pitié.

On peut rapprocher des efforts que fit Rousseau pour assurer la publicité de ses Dialogues, les précautions qu'il avait prises peu de temps auparavant pour mettre le public en garde contre les éditions fautives de ses écrits. Autrefois il avait confiance en Rey; mais Rey s'étant, lui aussi, rendu coupable des mêmes altérations, suppressions, falsifications que ses confrères, il ne resta plus à Jean-Jacques

1. BACHAUMONT, 9 et 12 septembre 1780.-2. Ce billet est ordinairement placé à la suite des Confessions; il serait mieux à la suite des Dialogues.

Voir deux lettres de Rousseau à Mme la Csse de Saint-XX, la première sans date, la deuxième du 23 mai 1776.

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