Page images
PDF
EPUB

pendant le mérite littéraire des Confessions; mais, comme il le dit, de prétendre justifier l'homme, Ginguené n'y réussira pas plus que Rousseau luimême. La Harpe s'attache surtout à montrer le misérable rôle de Rousseau vis-à-vis de tous ceux avec qui il fut en rapports ou qu'il regarda comme ses ennemis Choiseul, d'Alembert, Hume, Diderot, et jusqu'à un certain point Voltaire, quoique Voltaire ait eu aussi sa large part de torts. Ses ennemis, dit-il, étaient en Suisse et non pas en France; ou plutôt son principal ennemi et le premier auteur de ses malheurs était lui-même.

Servan n'avait pas attendu la publication de la fin des Confessions pour protester contre l'abus des personnalités qu'on rencontrait à chaque page de la partie qui en avait paru, ainsi que des Promenades et des Extraits de la Correspondance. « Ces écrits, dit-il, auraient dû être supprimés. Ils nuisent aux personnes qu'ils censurent, et peut-être même à celles qu'ils louent, à celles qu'ils font deviner, à celles qu'ils menacent... Rousseau se plaint beaucoup des autres; mais en somme il a été un des auteurs les plus accusateurs et le moins accusés. » On ne l'a bien sérieusement accusé que sur deux points ses enfants et ses bienfaiteurs. Ses enfantsil suffit de le lire. Ses amis et ses patrons. Presque toujours il commence par l'encensoir et finit par le soufflet 2.

1. CERUTTI, Journal de Paris, janvier 1790, a cherché à venger d'Holbach des accusations portées contre lui par Rous2. Réflexions sur les

seau.

Confessions de J.-J. Rousseau,

par SERVAN, insérées dans le Journal encyclopédique de 1783. Voir aussi Ch. ESTIENNE, Essai sur les Confessions. 1 vol. in-8, 1856.

[ocr errors]

Il est possible qu'on juge mieux à distance : écoutons Sainte-Beuve; il a surtout examiné les Confessions au point de vue du style. C'en est le côté le moins important et le plus facile à justifier; mais à propos du style, il jette bien aussi un coup d'œil sur le reste. Il ne ménage pas à Rousseau les louanges. Il reconnaît en lui l'écrivain qui a fait faire à la langue du XVIII siècle les plus grands progrès. Jean-Jacques, dit-il, est l'écrivain du sentiment et de la vie domestique, l'inventeur de la rêverie, le peintre de la nature; mais il a aussi ses défauts, et, chose remarquable, ses défauts de style tiennent pour la plupart aux défauts de l'homme. Son style, comme sa vie, a contracté quelque chose des vices de sa première éducation et des mauvaises compagnies qu'il a hantées d'abord. « Il ne semble pas se douter qu'il existe certaines choses qu'il n'est pas permis d'exprimer, qu'il est certaines expressions ignobles, dégoûtantes, cyniques dont l'honnête homme se passe et qu'il ignore. Rousseau quelque temps a été laquais; on s'en aperçoit à plus d'un endroit de son style. Il ne hait ni le mot ni la chose1.... >>

On a beaucoup lu les Confessions; on aurait mieux fait de les lire moins; on a tenté de les excuser parfois, rarement de les justifier, et elles sont en effet injustifiables. Rousseau a dit de son roman de prédilection, la Nouvelle Héloïse: «< Toute fille qui en osera lire une seule page est une fille perdue; » il aurait pu le dire à plus juste titre encore du roman de sa vie.

1. SAINTE-BEUVE, Causeries du Lundi, t. III, 1850.

IV

Le XVIII° siècle a inauguré l'ère des Constitutions écrites. Rousseau avait déjà fait, ainsi que Mably, un projet pour les Corses; il se trouva appelé, et de nouveau encore avec Mably, à en faire un autre pour les Polonais. On dirait qu'ils étaient reconnus comme les deux grands fabricants de Constitutions. Nous n'avons pas à juger le travail de Mably. Il était le mieux étudié des deux, puisque l'auteur avait été passer une année en Pologne; il n'en était pas beaucoup meilleur pour cela. Jean-Jacques n'eut pas la même ressource et travailla simplement sur des notes et mémoires que lui remit un noble Polonais, le comte de Wielhorski; mais avec l'habitude qu'il avait de voir tout en lui-même et à la couleur de son imagination, on peut douter qu'un voyage en Pologne lui eût beaucoup servi.

Sans prétendre que les Considérations sur le Gouvernement de Pologne soient la contre-partie du Discours sur l'Inégalité et du Contrat social, il est certain qu'elles en diffèrent profondément. Cela tient sans doute à la différence des points de vue. Pourquoi ne pas admettre aussi que les idées de l'auteur avaient reçu de l'expérience et du temps d'heureuses modifications?

Rousseau eut peu de mérite à montrer les défauts de la vieille constitution polonaise. Ces défauts étaient évidents; tout le monde les apercevait; mais on doit lui savoir gré de la réserve et de la prudence dont il fit preuve à propos d'institutions aussi imparfaites. « Je ne dis pas, écrit-il au chapitre Ir, qu'il faille

laisser les choses dans l'état où elles sont; mais je dis qu'il n'y faut toucher qu'avec une circonspection extrême.» «N'ébranlez jamais brusquement la machine, dit-il ailleurs'. » Il pousse si loin cet esprit, qu'on peut appeler l'esprit conservateur, qu'il n'admet même pas qu'on procède brusquement aux changements les plus désirables. « Affranchir les peuples de la Pologne, dit-il, est une grande et belle opération, mais hardie, périlleuse, et qu'il ne faut pas tenter inconsidérément. Parmi les précautions à prendre, il en est une indispensable et qui demande du temps; c'est, avant toute chose, de rendre dignes de la liberté et capables de la supporter les serfs qu'on veut affranchir 2. »> « Rien de plus délicat que l'opération dont il s'agit; car enfin, bien que chacun sente quel grand mal c'est pour la République que la nation soit, en quelque sorte, renfermée dans l'ordre équestre, et que tout le reste, paysans et bourgeois, soit nul, tant dans le gouvernement que dans la législation, telle est l'antique constitution. » L'ouvrage renferme de bonnes choses sur cette noblesse et cette bourgeoisie alors fermées, et que l'auteur aurait voulu rendre accessibles et ouvertes. Mais il devait arriver qu'on n'écouterait pas ses bons conseils et qu'on ne tiendrait compte que des mauvais. « Les troupes réglées, dit-il, perte et dépopulation de l'Europe, ne sont bonnes qu'à deux fins ou pour attaquer et conquérir les voisins, ou pour enchainer et asservir les citoyens... Tout citoyen doit être soldat par devoir, nul ne doit l'être par métier... Une seule chose suffit pour

[ocr errors][merged small][merged small]
[ocr errors]

Jugement sur la Polysynodie, de l'abbé DE SAINT-PIERRE.

rendre un pays impossible à subjuguer, l'amour de la Patrie et de la liberté, animé par les vertus qui en sont inséparables'. » La suite a montré ce qu'on devait penser de ces déclamations; mais il a fallu les dures leçons de nos dernières défaites pour en faire justice.

:

Il serait long de rappeler tous les plans de Rousseau. Il semble avoir obéi à deux idées fondamentales d'abord l'imitation des anciens, et en second lieu le désir de stimuler l'amour de la patrie et de faire une constitution vraiment nationale. Rousseau a toute sa vie été entiché de Sparte et de Rome. Il les prend ici sans cesse pour modèles. Sparte agissait ainsi; Rome se conduisait de telle façon; ces seuls mots le dispensent de toute autre raison. Aussi voudrait-il que sa Constitution fût, en quelque sorte, la résultante de l'esprit supérieur des Spartiates et des Romains et de l'esprit national des Polonais; car il faut lui rendre cette justice qu'il ne néglige pas non plus l'esprit national. L'esprit national est excellent; il est bon de mettre sous les yeux l'image de la Patrie; encore est-il que, jusque dans les meilleures choses, il faut se garder de l'exagération. On ne saurait trop aimer sa patrie; mais ce serait mal la servir que de passer sa vie à lui déclarer son amour. On n'est pas seulement citoyen, on est aussi membre d'une famille; on est artisan, commerçant, industriel. On dirait que JeanJacques, non seulement n'a songé qu'à former des citoyens, ce qui est en effet le but principal d'une constitution politique, mais qu'il ne laisse de place

1. Considérations, etc. ch. XII. Cf. avec Nouvelle Héloïse, 20

partie, lettre 14o, note.

« PreviousContinue »