Page images
PDF
EPUB

ce qui est bien. Mais, pour prendre cette habitude, qu'on ne commence à goûter qu'après l'avoir prise, il faut un motif. Je vous en offre un que votre état me suggère nourrissez votre enfant... Jeune femme, voulez-vous travailler à vous rendre heureuse, commencez d'abord par nourrir votre enfant. Ne mettez pas votre fille dans un couvent; élevez-la vous-même. »

Il était impossible de mieux dire, et ces paroles ont aujourd'hui, peut-être autant qu'au xvII° siècle, leur triste et continuelle application. L'enfant ne compte plus dans la famille affaires, visites, plaisirs, spectacles, tout cela fait que l'enfant gêne et qu'il faut s'en débarrasser. Est-on, surtout à Paris, dans les affaires, dans le commerce, dans une condition médiocre, on l'envoie loin de chez soi, à la campagne; est-on dans l'opulence, on lui donne une nourrice ou une bonne. Mais, pendant que le ménage s'occupe de ses affaires, que Monsieur est au cercle, que Madame est en soirée, comment l'enfant est-il soigné par sa nourrice ou par sa bonne ? Comment surtout est-il élevé par elles? A quel usage l'emploient-elles quelquefois? Quelle éducation lui donnent-elles toujours? Mais on compte sur le collège ou la pension pour réparer les vices d'une première éducation, sans songer qu'on fait ainsi passer l'enfant, des mains mercenaires d'une bonne aux mains mercenaires d'un maitre ou d'une maîtresse, et que la pension ou le collège ne font souvent que consommer le mal.

Est-ce que nous aurions besoin d'un nouveau Rousseau pour travailler à la restauration de la fa

1. Lettre à M. B., 17 janvier 1770.

mille? Dieu nous en préserve! Ses leçons sont belles parfois; mais sa bouche n'est pas faite pour les prononcer. Sa conduite fait tort à ses paroles. Luimême a prévu l'objection et y a répondu avec une franchise dont il faut lui savoir gré. « Mais moi qui parle de famille, d'enfants... Madame, plaignez ceux qu'un sort de fer prive d'un pareil bonheur; plaignez-les, s'ils ne sont que malheureux; plaignez-les beaucoup plus, s'ils sont coupables. Pour moi, jamais on ne me verra falsifier les saintes lois de la nature et du devoir pour exténuer mes fautes. J'aime mieux les expier que les excu

ser 1. »

On a reproché à Rousseau (il est vrai que c'est un médecin) d'avoir, sur l'allaitement maternel, donné trop de place aux considérations morales, au préjudice des moyens hygiéniques et physiques; nous croyons, au contraire, qu'en s'élevant pour considérer la question à une plus grande hauteur, il l'a observée de son vrai point de vue. Mais où le médecin reprend ses avantages, c'est à propos des soins physiques à donner à l'enfance. Rousseau, qui n'était pas médecin et qui n'avait jamais eu d'enfants à soigner, ne pouvait, à ce sujet, que suivre ses auteurs. Il a dit d'après eux, et mieux qu'eux, si l'on veut, d'excellentes choses. Il a bien mérité de l'enfance en s'élevant contre l'usage du maillot; ses prescriptions contre une éducation molle et trop délicate et en faveur des exercices du corps sont, en général, et sauf des exagérations qui vont parfois jusqu'à

1. Lettre à Mme B., 17 janvier 1770. 2. MOREAU, de la Sarthe, Quelques Réflexions phi

sur

losophiques et médicales l'Emile; décade philosophique, 20 prairial an VIII.

l'extravagance, très propres à fortifier les tempéraments; mais son inexpérience ne pouvait manquer de se trahir à chaque pas. Son aplomb, qui n'est que l'aplomb de l'ignorance, ne connaît ni les difficultés, ni les exceptions. Il ne veut qu'un élève sain et robuste: c'est facile à dire; mais que deviendront les autres? A l'en croire, ils sont si peu nombreux, qu'il n'y a pas lieu de s'en inquiéter. Il a d'ailleurs une confiance absolue dans sa méthode pour maintenir la santé. Aussi, quel suprême dédain n'a-t-il pas pour les médecins! « Faute de savoir se guérir, que l'enfant sache être malade. Cet art supplée à l'autre et souvent réussit beaucoup mieux : c'est l'art de la nature'. » Du reste, aucun détail ne l'effraie, et il connaît la cuisine et l'hygiène aussi bien que la morale. Il traite du choix d'une bonne nourrice, de l'âge et des qualités de son lait; il parle de son genre de nourriture, qui doit être végétal, parce que, dit-il, le lait est une substance végétale, ce qui est faux, et que le lait des femelles herbivores est plus doux et plus salutaire que celui des carnivores, ce qui n'est nullement vrai d'une façon absolue.

Puis vient l'excellente pratique des bains. Vous pouvez d'abord baigner vos enfants dans l'eau. tiède, «< mais à mesure qu'ils se renforcent, diminuer par degrés la tiédeur de l'eau, jusqu'à ce qu'enfin vous les laviez, été et hiver, à l'eau froide, et même glacée... Cet usage, une fois établi, ne doit plus être interrompu, et il importe de le garder toute sa vie 2. >> Vous désirez, écrit-il à une mère, baigner votre enfant de très bonne heure dans l'eau froide. C'est très bien fait, Madame.

[merged small][ocr errors][merged small]

Mon avis est que, pour ne rien risquer, on commence dès le jour de sa naissance'. »

Plus tard il parlera des vêtements. Ils doivent être amples, commodes, légers et les mêmes en toute saison. Point de coiffure. Habituez vos enfants à passer brusquement du chaud au froid, à boire de l'eau fraiche, à se coucher sur la terre humide, même quand ils sont en sueur. L'instinct de la nature, plus fort que l'esprit de système, a généralement garanti les parents contre ces conseils insensés. Il y en a cependant qui les ont suivis; on doit penser que les enfants ont été plus d'une fois les victimes de leur imprudence.

Rousseau donne une importance très grande aux soins physiques, non seulement pour le petit enfant, mais pour l'enfant déjà grand et même pour le jeune homme. Il a remarqué que ce qui apparaît d'abord dans l'homme, ce sont les sens; il voit là une indication de la nature et en conclut que pendant longtemps il n'y a à s'occuper que des sens. << Exercez son corps, dit-il, ses organes, ses sens, ses forces; mais tenez son âme oisive aussi longtemps qu'il se pourra3. » Mais «<exercer les sens n'est pas seulement en faire usage; c'est apprendre à bien juger par eux; c'est apprendre pour ainsi dire à sentir; car nous ne savons ni toucher ni voir, ni entendre que comme nous avons appris . » De là toute une éducation longuement expliquée de chacun des sens l'un après l'autre. Voulez-vous juger de ce que sera à douze ans l'enfant élevé suivant cette méthode « mêlez-le avec d'autres et laissez-le faire;

[merged small][merged small][ocr errors][merged small][merged small][ocr errors][merged small]

Vous verrez bientôt lequel est le plus vraiment formé lequel approche le mieux de la perfection de leur age. Parmi les enfants de la ville, nul n'est plus adroit que lui, mais il est plus fort qu'aucun autre; parmi de jeunes paysans, il les égale en force et les passe en adresse... Donnez-lui l'habit et le nom qu'il vous plaira; peu importe, il primera partout; il deviendra partout le chef des autres; ils sentiront toujours sa supériorité sur eux; sans youloir commander il sera le maître; sans croire obéir, ils obéiront1. >>

Surtout n'exigez de lui ni obéissance, ni devoir, ni moralité; « les mots obéir et commander sont proscrits de son dictionnaire; encore plus les mots devoir et obligation. » De peur qu'Émile n'attache d'abord à ces expressions de fausses idées, on a mieux aimé ne rien lui en dire. On a fait en sorte que toutes ses pensées s'arrêtent aux sensations; que de toutes parts il n'aperçoive autour de lui que le monde physique. » Ne lui demandez ni pourquoi il fait une chose, ni s'il fait bien de la faire; on n'a point raisonné avec lui; on ne lui a parlé ni de bien ni de mal; «< connaître le bien et le mal, sentir la raison des devoirs de l'homme, n'est pas en effet l'affaire d'un enfant. » Ne cherchez pas non plus à le tirer de son égoïsme, à lui inspirer des égards ou seulement des sentiments de justice. envers ses parents ou ses camarades. Nos premiers devoirs étant envers nous-mêmes, les sentiments de l'enfant se sont concentrés en lui seul, tous ses mouvements se sont rapportés à sa conser

[blocks in formation]
« PreviousContinue »