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crant tout entier à la botanique locale, il espérait obtenir à ce titre la protection de quelque gouvernement, de la cour d'Angleterre, par exemple, et comptait à cet égard sur les conseils et l'appui de Mme de Luxembourg1.

La voie étant ouverte, les projets vont se succéder; c'est à qui proposera le sien. L'Archipel n'ayant pas eu, on ne sait pourquoi, l'assentiment des amis de Jean-Jacques, on parla des Cévennes. Lui-même y avait songé en quittant Trye; Conti s'y était opposé; cette fois que Conti y revenait, ce fut au tour de Jean-Jacques de ne plus vouloir2. Il reçut aussi des ouvertures pour une habitation dans les Dombes. Le croirait-on? après une délibération faite avec tout le poids, tout le sang-froid, toute la réflexion dont il était capable, il accepta les offres de Davenport et résolut de retourner à Wootton. Il écrivit à ce sujet à l'ambassadeur d'Angleterre, et obtint un passeport du duc de Choiseul. Il était bien déterminé à en profiter, soit pour aller en Angleterre, soit pour aller à Minorque, dont le climat lui aurait mieux convenu, ce qui ne l'empêchait pas de prendre, à quelques jours de là, une détermination contraire, et de décider que rien ne lui ferait quitter la France. Walpole était secrétaire de l'ambassade d'Angleterre; en fallait-il davantage pour le faire changer d'avis? Moultou, d'ailleurs, lui avait fait, dans l'intervalle, une proposition plus séduisante que toutes les autres, celle de se retirer au château de Lavagnac, près de Montpellier. Quand Jean-Jacques apprit toutefois que deux de ses enne

1. Lettre à Lalliaud, 5 octobre 1768. - 2. Id., 23 octobre 1768.

3. Id., 18 février 1769.

mis étaient mêlés dans l'affaire, il se détermina bien à contre-cœur à y renoncer 1.

Comme conclusion, il n'alla ni à Lavagnac, ni ailleurs, mais il se dégoûta de Bourgoin. L'eau marécageuse et l'air de ce lieu lui occasionnèrent une sorte d'enflure qui l'inquiéta vivement. Il parait s'être décidé assez promptement à partir et ne recula pas devant un déménagement d'hiver. Il est vrai qu'il y allait de sa santé et que le déplacement était court. Monquin, la nouvelle habitation qui lui fut offerte, n'était qu'à une ou deux lieues de Bourgoin, mais à mi-côte et dans une situation bien plus agréable et bien plus saine.

II

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La vie de Jean-Jacques à Monquin ne fut que continuation de celle qu'il avait menée à Bourgoin: il entretint les mèmes relations; il y fut également accablé de visites; il s'y livra avec la même passion à son goût pour la botanique.

Parmi les amitiés qu'il contracta à cette époque, on doit citer en première ligne celle d'un vieil officier nommé Saint-Germain. M. de Saint-Germain avait été du petit nombre de ceux qui n'avaient fait aucune avance à Rousseau; ce fut peut-être un motif pour celui-ci d'aller de son côté, et de chercher à faire de lui son confident. Ils n'avaient pas les mêmes principes, et gardèrent chacun les leurs ;

1. Lettres à Moultou, 10 octobre, 5 et 21 novembre, 12 décembre 1768; à Lalliaud, 2, 7,

28 novembre, 7 et 19 décembre 1768.

ils n'en devinrent pas moins très bons amis. La réponse de Saint-Germain à la première lettre de Rousseau est caractéristique et d'une franchise toute militaire : « Si vous avez, Monsieur, à me confier des choses qui ne s'accordent pas avec la religion que je professe, je ne puis y prendre aucune part; si elle n'est point compromise, elle me prescrit de vous être agréable et utile, autant qu'il est en mon pouvoir. Vous faut-il, pour ce que vous avez à me confier, un homme ami de la vérité et qui n'ait d'autre crainte que de faire le mal? En ce cas, vous pouvez disposer de moi1. » Jean-Jacques usa largement en effet de la permission. Huit jours après, il alla voir Saint-Germain, lui raconta sa vie et ses malheurs, trouva en lui un cœur compatissant et ferme, et, ce qui est plus merveilleux, ne s'offensa pas de ses avis et de ses remontrances. « Il n'y a, lui dit-il en se jetant à son cou, que des militaires qui parlent avec cette franchise. » Puisqu'elle ne vous offense pas, lui répliqua Saint-Germain, je vous ferai observer que, plein d'amour-propre, vous êtes puni par où vous avez péché. Vous croyiez avoir tellement étonné les humains qu'ils allaient vous élever des autels; vous deviez assez les connaître pour savoir que ce qu'ils approuvent aujourd'hui, ils le blâment demain. Si, dans vos ouvrages, vous aviez eu d'autres vues, vous jouiriez d'une consolation qui vous manquera et que vous n'aurez jamais 2.

1. Réponse de Saint-Germain à la lettre de Rousseau, du 9 novembre 1768. 2. Lettre de Rousseau à Saint-Germain, 16 novembre 1768. DUSAULX, De mes rapports avec J.-J.

Rousseau, 2. Entretien. FoCHIER, Séjour, etc. PETITAIN, Appendice aux Confessions et Noles à propos de la lettre de Rousseau à Saint-Germain du 9 novembre 1768.

Jean-Jacques n'était point accoutumé à ce langage. Il n'avait pu savoir jusque-là ce que c'était qu'un ami chrétien, et il se trouva que le premier qu'il rencontra unissait aux lumières de la foi la sagesse d'un jugement solide, la loyauté d'un soldat et la pitié compatissante d'un cœur sensible. Ces qualités avaient de quoi séduire une âme généreuse; au point où en était Jean-Jacques, on doit lui savoir gré de ne pas s'être cabré contre les dures vérités qui lui étaient adressées.

A en juger par la correspondance qui s'établit entre eux, on ne peut douter que, dans les épanchements de la conversation, Jean-Jacques n'ait fait à Saint-Germain bien des confidences. Mais des secrets jetés dans le sein d'un ami ne pouvaient lui suffire, il voulut encore faire de lui le dépositaire de ses appels à la postérité et de ses moyens de réhabilitation future. La lettre qu'il lui écrivit dans ce but, et que Dusaulx a appelée son testament mystique, est extrêmement longue. Elle contient presque l'histoire de sa vie, et surtout le récit détaillé des persécutions dont il se croyait l'objet, avec les noms de ses prétendus persécuteurs le duc de Choiseul, Diderot, Grimm, M. de Boufflers, Mme de Luxembourg, D'Alembert, Hume, etc. Nous lui avons fait de fréquents emprunts, et nous ne la rappelons ici que comme un témoignage de la confiance que Jean-Jacques avait mise en Saint-Germain. Elle montre bien d'ailleurs que, si celui-ci gagna le cœur de Rousseau, il lui fut impossible de l'amener à des idées plus sages. On ne raisonne pas avec la folie.

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Rousseau, dans sa lettre, avait parlé de son manque de ressources; ce fut une occasion pour

Saint-Germain de lui faire des offres d'argent; mais autant Rousseau aimait à faire étalage de sa pauvreté, autant il était réservé pour accepter des bienfaits. Non seulement il refusa; mais, plus d'une fois, il chargea son ami, qu'il savait aussi charitable que pieux, d'être l'intermédiaire des aumônes qu'il trouvait moyen de prélever sur ses modestes revenus. Du reste, sa charité était proverbiale et ne se bornait pas à quelques pièces de monnaie jetées avec dédain pour se débarrasser de sollicitations importunes. Saint-Germain en cite des traits à Bourgoin et à Monquin, comme d'autres en ont cités pour Montmorency, Motiers-Travers ou autres lieux.

La vie de Rousseau à Monquin est aussi pauvre en événements qu'en travaux intellectuels. Son amour de la singularité lui fit adopter une manière particulière de dater ses lettres, en intercalant, entre les chiffres de l'année, ceux du jour et du mois. Ainsi sa lettre à Saint-Germain, du 26 février 1770, était ainsi datée A Monquin, 1770. Souvent il écrivait en tête le quatrain suivant :

Pauvres aveugles que nous sommes!
Ciel démasque les imposteurs,

Et force leurs barbares cœurs

A s'ouvrir aux regards des hommes.

De temps en temps, à ces mauvais vers, il substituait la devise: Post tenebras lux. Ces petites bizarreries n'avaient pas d'autres conséquences que de dénoter l'état de son âme. Lui-même en sentit sans doute le ridicule, car il y renonça l'année suivante.

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