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peu près, il n'est, pour ainsi dire, rien dont on ne puisse parler à propos d'éducation. Rousseau use largement de la permission. Il serait long de citer tous les sujets qu'il se plaît à greffer sur le tronc principal, les digressions qui viennent interrompre ou confirmer les préceptes. Naturellement, les théories sur la constitution de l'homme et de la société y figurent avec honneur; la philosophie, la religion, la morale y occupent aussi des places importantes; la politique, l'économie politique ou domestique, les lettres et les sciences, les arts et les métiers manuels, l'hygiène et la santé, l'amour et le mariage, la femme, ses qualités, ses défauts, ses occupations, l'agriculture, le commerce, les finances, le luxe et la toilette, le monde, les mœurs, les voyages, les particularités même de la vie de l'auteur; toutes ces choses et bien d'autres encore y ont leur place marquée, comme dans une sorte d'encyclopédie. Elles y sont traitées par lui, non d'une façon complète et didactique, mais de manière à faire connaître sur chacune les opinions et les idées qu'il regarde comme lui appartenant plus spécialement. Il est évident qu'il a voulu faire de ce livre le résumé de ses doctrines; il l'a travaillé longtemps; vingt fois il l'a abandonné, et vingt fois un goût déterminé l'y a ramené. Aussi, est-ce celui qui porte le plus l'empreinte de son genie', et à ce titre, il est particulièrement précieux à consulter.

Mais si l'Émile se prète difficilement à l'analyse, il se prête plus difficilement encore à un jugement d'ensemble. Quand on considère le Discours sur l'Inégalité ou le Contrat social, on est en général peu

1. DUSAULX, De mes rapports avec J.-J. Rousseau.

embarrassé, et l'on approuve ou l'on blâme, selon qu'on est l'ami ou l'ennemi des idées de la Révolution. En face de l'Emile, il n'en est pas de même; il faudra faire distinctions sur distinctions; et, quand on en aura fait beaucoup, on se demandera encore si on n'en a pas omis. Voyez la Profession de foi du Vicaire savoyard, par exemple, que de beautés, que de grandes vérités admirablement dites dans la première partie! que d'erreurs, que de sophismes dangereux dans la seconde! Si encore le partage était toujours aussi facile; mais il arrive souvent que le bien se mêle au mal, le vrai au faux dans la même page et jusque dans la même phrase, de manière qu'on ne sait comment les débrouiller.

Le plan de l'Émile est simple et naturel. Rousseau y prend l'enfant au moment de sa naissance et le conduit progressivement jusqu'après son mariage. Parcourons avec lui cette longue et intéressante carrière.

II

Dans le principe, il avait eu l'intention de ne s'occuper de l'enfant qu'à partir de l'époque où il quitte les mains de sa nourrice. Piron l'exhorta à faire remonter ses conseils jusqu'aux premiers instants de la naissance. Et comme Rousseau s'excusait sur son incompétence; prenez, lui dit Piron, le Traité de l'éducation corporelle des enfants en bas âge, par le médecin Desessartz. Vous y trouverez tout ce qui vous sera nécessaire pour compléter votre plan'. On ne peut que louer Rousseau d'avoir

1. Préface de la seconde édition du Traité de DESES

SARTZ, 1799. La première édition est de 1760.

suivi ce conseil, de même qu'on doit également le féliciter d'avoir continué à prendre soin de son élève plus longtemps qu'on ne le fait d'habitude. L'éducation, en effet, commence avec la vie, pour ne se terminer qu'à la mort. L'homme, arrivé à un certain age, cesse d'avoir un précepteur et des maîtres; mais il ne doit jamais cesser de travailler au grand œuvre de son éducation et de son accroissement dans le bien.

La première partie du livre, plus ou moins puisée dans Desessartz, doit, ce semble, renfermer peu de choses neuves; mais outre que Rousseau n'était pas homme à copier servilement un auteur, on retrouve toujours chez lui quelque chose qui est bien à lui, le charme de son style. Il est à remarquer que c'est précisément à cette première partie qu'appartient le précepte qu'on lui attribue comme une de ses innovations les plus heureuses, l'allaitement maternel.

L'allaitement maternel, bien que peu connu de la société mondaine du XVIII° siècle, n'est pas une invention de Rousseau. Sans remonter jusqu'à Plutarque et aux saints Pères; sans remarquer que les femmes du peuple, surtout à la campagne, n'ont jamais cesser d'allaiter leurs enfants, l'auteur de l'Émile avait sous les yeux deux autorités importantes, celle de Desessartz et celle de Tronchin'. Il n'en eut pas moins, sur ce point, un mérite incontestable; il obtint, ce qui est rare, qu'on mît ses préceptes en pratique. Nous avons conseillé tout cela, disait un jour Buffon à ce sujet; mais Rousseau seul le commande et se fait obéir 2.

1. Lettre de Tronchin à Rousseau, tirée de la Bibliothèque de Neufchâtel, citée

par SAYONS, t. I, ch. III.
2. Note de l'éditeur Petitain,
au livre I de l'Emile.

A partir de l'Émile, en effet, la maternité devient à la mode. Toutes les mères veulent nourrir, même celles qui ne le peuvent pas ou qui n'en veulent pas prendre les moyens; on en voit qui, pour accorder leurs plaisirs avec leur devoir, emmènent leurs enfants avec eiles en visite, au bal et jusqu'à l'Opéra. Les enfants n'en étaient pas toujours mieux. Il est certain que la mère est, en général, la meilleure nourrice, mais cette règle a ses exceptions. Il y a des causes volontaires et des causes involontaires qui peuvent rendre l'allaitement maternel pernicieux à la mère ou à l'enfant, et quelquefois à tous deux. Ne parlons pas des causes involontaires; Rousseau en admettait à peine, ce qui prouve simplement son esprit de système. Quant aux autres, il n'avait qu'un mot à en dire, il fallait les supprimer. Il a de belles pages à ce sujet. Car il ne faut pas croire que les mères qui mènent de front les plaisirs du monde et les fonctions de la maternité, soient fidèles à ses conseils. Loin de là, il fait de l'allaitement maternel un devoir sérieux et le premier pas vers la régénération de l'esprit de famille, plus encore qu'un moyen hygiénique, plus même que la satisfaction d'un sentiment naturel. «Que les mères, dit-il, daignent nourrir leurs enfants, les mœurs vont se réformer d'elles-mêmes, les sentiments de la nature se réveiller dans tous les cœurs; l'État va se repeupler; ce premier point, ce point seul va tout réunir. L'attrait de la vie domestique est le meilleur contrepoison des mauvaises mœurs... Qu'une fois les femmes redeviennent mères, bientôt les hommes redeviendront pères et maris 1.

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1. Émile, I. I.

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Cette reconstitution de la famille par l'importance donnée à l'enfant est, sans doute, le plus grand service que Rousseau ait rendu à ses contemporains. Il y insiste en toute occasion. Le Prince duc de Wirtemberg l'ayant prié de le diriger dans l'éducation de son enfant, Rousseau hésite d'abord : « Vous êtes prince, lui écrit-il, rarement pourrez-vous être père... Me la Duchesse sera dans le même cas à peu près 1. » Mais il apprend que le Prince et sa femme élèvent eux-mêmes leur enfant; qu'ils n'ont pas même de gouvernante. Il est vrai que la Princesse ne peut pas allaiter3; mais qu'importe? « Vous m'avez tiré, Monsieur le Duc, s'écrie Rousseau, d'une grande inquiétude, en m'apprenant la résolution où vous êtes d'élever vous-même votre enfant... Si vous persévérez, je ne suis plus en peine du succès. Tout ira bien, par cela seul que vous y veillerez vous-même. » Et à propos de la duchesse : « Ce qui est rare, c'est une femme de son rang qui aime à remplir ses devoirs de mère, et voilà ce qu'il faut admirer. » Et à une dame qui se plaignait de l'ennui, du vide de l'àme, de la tristesse. habituelle qu'elle éprouvait au milieu du tourbillon du monde. «< Comment s'y prendre, me direz-vous? Que faire pour cultiver et développer le sens moral? Voilà, Madame, à quoi j'en voulais venir. Le goût de la vertu ne se prend point par des préceptes; il est l'effet d'une vie simple et saine; on parvient bientôt à aimer ce qu'on fait, quand on ne fait que

1. Lettre au prince de Wir- 1763. 3. Id., 4 octobre 1763. temberg, 10 novembre 1763.

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2. Lettre du prince de Wirtemberg à Rousseau, 19 novembre

TOME II

4. Lettre au prince de Wirtemberg, 15 décembre 1763. 5. Id., 21 janvier 1764.

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