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cation de l'Edit de Nantes, les mariages des Protestants étaient entravés; Louis XVI ne devait pas tarder à réformer cet abus; mais Rousseau n'avait-il pas longtemps habité la Suisse? Qui l'avait empêché de s'y marier? Dans ce moment même en était-il si loin? qui l'empêchait de s'y rendre? Et sans quitter la France, les mariages secrets étaient-ils si rares, et n'étaient-ils pas largement tolérés? La vérité est qu'il ne voulait pas plus de pasteur que de curé pour présider à son union. Il s'en était autrefois nettement expliqué au Contrat social, où il prétend qu'un clergé qui serait l'arbitre des mariages deviendrait par là même maître des familles et de la société, et ne tarderait pas à être pour l'État un danger permanent'. On sait d'ailleurs que, toute sa vie, il s'est déclaré l'ennemi d'un engagement irrévocable; qu'à ses yeux, la famille elle-même n'a rien de perpétuel; que les enfants ne sont liés aux parents que pendant le temps qu'ils ont besoin d'eux pour se conserver. C'est donc à peine si l'on peut regarder Rousseau comme l'inventeur du mariage civil, après qu'il eut, pendant vingt-cinq ans, pratiqué l'union libre. Et, pour que rien ne lui manquât à cet égard,... que le véritable mariage, un an était à peine écoulé, qu'il faillit demander au divorce la fin d'une situation devenue trop dificile 2.

Rousseau a donné lui-même les motifs de son mariage; il sont résumés dans ces mots adressés à Moultou « Vous savez sûrement que ma gouvernante, et mon amie, et ma sœur et mon tout est enfin devenue ma femme. Puisqu'elle a voulu suivre

1. Contrat social, 1. IV, ch. vIII. 12 août 1769.

-2. Voir sa lettre à Thérèse,

mon sort et partager toutes les misères de ma vie, j'ai dû faire au moins que ce fût avec honneur. Vingt-cinq ans d'union des cœurs ont produit enfin celle des personnes. L'estime et la confiance ont formé ce lien; s'il s'en formait plus souvent sous les mêmes auspices, il y en aurait moins de malheureux1. »

Les lettres à Laliaud, à Dupeyrou et à Rey ne sont que la répétition ou le développement de ces pensées. Vingt-cinq ans de vie sans honneur! Rousseau n'en était pas encore convenu. Reste à savoir si la ridicule cérémonie du 29 août donna à son union l'honneur qui lui avait manqué jusque-là. Vingt-cinq ans de noviciat avant le mariage, on conviendra aussi que c'est long. Il n'en fallut pas tant pour voir s'évanouir les belles qualités qui avaient valu à Thérèse sa récompense : le dévouement, les soins, un attachement à l'épreuve de l'adversité, un caractère sûr, une affection constante

Franchissons maintenant une année; quelle différence!« Depuis vingt-six ans, ma chère amie, que notre amitié dure, je n'ai cherché mon bonheur que dans le vôtre, et vous avez vu, par ce que j'ai fait en dernier lieu, sans m'y être engagé jamais, que votre honneur et votre bonheur ne m'étaient pas moins chers l'un que l'autre. Je m'aperçois avec douleur que le succès ne répond pas à mes soins. Ma chère amie, non seulement vous avez cessé de vous plaire avec moi, mais il faut que vous preniez

1. Lettre à Moultou 10 octobre 1768.2. Lettres à Laliaud, 31 août 1768; à Dupeyrou, 26 septembre 1768; à Rey, 31 janvier

1769. 3. Lettres de Rousseau, notamment celle adressée à Rey, 31 janvier 1769.

beaucoup sur vous pour y rester quelques moments par complaisance. Vous êtes à votre aise avec tout le monde, hors avec moi; tous ceux qui vous entourent sont dans vos secrets, excepté moi, et votre seul véritable ami est le seul exclu de vos confidences... Cependant, quelque passion que j'aie de vous voir heureuse, à quelque prix que ce soit, je n'aurais jamais songé à m'éloigner de vous pour cela, si vous n'eussiez été la première à m'en faire la proposition. Je sais bien qu'il ne faut pas donner trop de poids à ce qui se dit dans la chaleur d'une querelle, mais vous êtes revenue trop souvent sur cette idée pour qu'elle n'ait pas fait sur vous quelque impression. Je te conjure donc, ma chère femme, de bien rentrer en toi-même, de bien sonder ton cœur, et de bien examiner s'il ne serait pas mieux pour l'un et pour l'autre que tu suivisses ton projet de te mettre en pension dans une communauté, pour t'épargner les désagréments de mon humeur et à moi ceux de ta froideur1. » Il n'y eut pourtant pas de séparation. Thérèse, qui avait intérêt à rester, s'arrangea de façon à ne pas pousser les choses à l'extrême, et, s'il fut de nouveau question de ces querelles de ménage, le public du moins n'en a pas été informé.

Pendant que Jean-Jacques était en train de procéder à son mariage, une autre affaire, qui pour tout autre n'aurait été qu'une misère, lui causa une foule de soucis et d'embarras. Un garçon corroyeur de Grenoble, nommé Thévenin, prétendit lui avoir prêté, dix ans auparavant, la somme de 9 francs, et, pour comble de malheur, s'avisa de les réclamer

1. Lettre à Mme Rousseau, 12 août 1769.

par l'entremise de Bovier. Il ne pouvait choisir un plus mauvais commissionnaire. Bovier avait été sur le point de payer sans rien dire; puis il s'était décidé à en écrire à Jean-Jacques, comme d'un fait très simple et sans importance; mais celui-ci ne l'entendait pas ainsi. Non content de mander à Bovier qu'il ne reconnaissait pas cette dette1, il pressa le comte de Tonnerre, gouverneur de la province, de faire comparaître et d'interroger Thévenin 2. Il était bien résolu à ne pas remettre le pied dans une ville où l'on fabriquait contre lui de pareilles histoires, mais il avait encore plus à cœur d'approfondir cette grave affaire. Il demanda une confrontation avec son prétendu créancier. Le comte de Tonnerre lui assigna un jour et ne s'y trouva pas. Rousseau avait emmené avec lui Champagneux; il en fut réduit à voir Thévenin chez Bovier. Les explications furent longues et orageuses, à en juger par le compte rendu qu'il adressa au comte de Tonnerre. Quoi qu'il en soit, deux choses paraissent établies: la première, que Rousseau ne devait rien, et la seconde, que Bovier était parfaitement innocent, et avait tout au plus ajouté là une maladresse à plusieurs autres. Dès les premiers mots d'explication. ce dernier s'était empressé d'avouer qu'il avait bien pu se tromper; mais Jean-Jacques n'était pas en humeur d'accepter des excuses.

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Il jugea pourtant à propos d'envoyer un cadeau à Mm Bovier; il le lui devait bien, ainsi que ses remerciements, pour tout le mal qu'il avait donné à son mari. Peut-être, néanmoins, eût-il mieux fait

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de s'en dispenser, tant ses lettres, aussi bien celles qui suivirent son premier départ que celles qu'il écrivit après son second voyage, sentent le persiflage. Bovier en fut froissé et attristé, et renvoya le cadeau. Quatre lignes cordiales et franches lui auraient fait plus de plaisir; mais c'était demander à Rousseau plus qu'il ne voulait donner'.

Quant à Thévenin, était-il de bonne foi? Les uns disent oui, les autres disent non, et cela au fond importe assez peu. Quoi qu'il en soit, Rousseau se donna bien du mouvement pour obtenir des éclaircissements. Pendant des mois, il ne rêva, il ne parla, pour ainsi dire, pas d'autre chose, et au bout de deux ans il y pensait encore 2.

Il disait quelquefois que l'affaire Thévenin lui ferait quitter le pays; il chercha en effet à se pourvoir ailleurs; mais ses hésitations perpétuelles le sauvèrent d'un nouveau déplacement. Si la longueur du voyage ne l'avait effrayé, il aurait pensé à l'Amérique; sa passion pour la botanique lui suggéra toutefois un autre projet plus modeste, celui d'aller finir sa vie dans une ile de l'Archipel, dans celle de Chypre ou dans tout autre coin de la Grèce, n'importe lequel, pourvu qu'il y trouvat un beau climat, fertile en végétaux. Comme il voulait s'y rendre utile au progrès de la science, en se consa

1. FOCHIER, Séjour de J.-J. | 1768; à Dupeyrou, 9 et 26 sepRousseau, etc.-DUCOIN, Parti

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tembre, 2 et 30 octobre, 21 novembre 1768; à Laliaud, 21 septembre, 5 et 23 octobre, 7 novembre 1768; à M. L. D. M., 23 novembre 1770; - Le journal de Bovier; FOCHIER, DUCOIN,

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SERVAN, etc.

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