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rendez pas à mon invitation, ce ne sera pas de ma faute1.

En somme, il fut en proie à ses idées noires presque tout le temps qu'il passa à Grenoble. Le temps de son séjour y fut pourtant interrompu par une diversion qui, dans toute autre circonstance, aurait dû être pour lui un grand soulagement. A maintes reprises, son ancien voisin des Charmettes, de Conzié, lui avait offert, de la manière la plus pressante et la plus gracieuse, une retraite, soit à Chambéry, soit à sa maison de campagne d'Arenthon2. La proximité de Chambéry et de Grenoble engagea Jean-Jacques à répondre à ces avances, ne fût-ce que par une courte visite. Son premier objet dans ce petit voyage était d'aller dans ce cimetière de Lemenc, où, depuis six ans, reposait Mme de Warens,<«< pleurer sur le malheur qu'il avait eu de lui survivre. » Il ne manqua pas de parler longuement et intimement de cette tendre mère avec le vieil ami qui l'avait connue et aimée jusqu'à son dernier jour; il put parcourir avec lui les lieux où il avait passé sa jeunesse, et revivre, en quelque sorte, les années qu'il avait vécues alors. Lui qui avait la prétention de faire avant tout l'histoire de son âme, avait dans ce voyage, si favorable à la poésie des souvenirs, une belle occasion de donner carrière à ses beaux sentiments. Il n'en a rien fait

1. FOCHIER, Séjour de J.-J. Rousseau à Bourgoin.-2. Lettres de Conzié à Rousseau, 6 septembre, 4 octobre, 31 décembre 1762, 14 mars 1764, 29 mai, 13 août 1765; au duc de Wirtemberg, 15 mars 1763; de Fous

seau au duc de Wirtemberg, 11 mars 1763; à Gauffecourt, 7 juillet 1763; à Moullou, 1er août 1763; à Conzić, 7 décembre 1763; MUGNIER, ch. XII.

cependant. C'est qu'il était parti frappé de la pensée qu'on le persécutait et qu'il allait au-devant de la mort. « Depuis mon départ de Trye, écrit-il à Thérèse 1, j'ai des preuves de jour en jour plus certaines que l'œil vigilant de la malveillance ne me quitte pas d'un pas et m'attend principalement à la frontière.... Si vous ne recevez pas dans huit jours de mes nouvelles, n'en attendez plus et disposez de vous à l'aide des protections en qui vous savez que j'ai toute confiance, et qui ne vous abandonneront pas 2. >>>

Conzié, lui-même, si bon, si indulgent; Conzié qui ne lui avait jamais donné que des témoignages d'affection; qui, en toute circonstance, s'était montré l'ami de sa personne, l'admirateur de son talent et de ses œuvres; Conzié lui parut totalement transformé, et, naturellement, il attribua à Choiseul ce changement supposé 3.

1

1. On ne voit pas, en effet, que Thérèse ait accompagné Jean-Jacques à Grenoble.

2. Lettre à Thérèse Le Vasseur, 25 juillet 1768. 3. Confes

sions, 1. V, en note.

CHAPITRE XXIX

Du 14 août 1768 à la fin de mai 1770.

SOMMAIRE I. Rousseau s'arrête à Bourgoin. Le mariage de J.-J. Rousseau. Mésintelligences de ménage. Rousseau est prêt de rompre avec Thérèse. - Affaire Thévenin. Projets de départ. Il. Rousseau va s'établir à Monquin. Passion croissante de Rousseau pour la botanique. seau; sa lettre à M. de Césarges.

Amitié avec Saint-Germain.

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Départ de RousRousseau passe par Lyon.

I

En quittant Grenoble, Rousseau avait écrit à Servan une lettre désespérée. N'attendant plus ni équité, ni commisération de personne, il voyait le moment où il n'aurait plus qu'à aller mendier son pain, jusqu'à ce que la mort vint le délivrer de ses maux : il allait renoncer à tout, même à la botanique. Il partit, en effet, non pas en mendiant, mais sans trop savoir où il s'arrêterait. Il n'eut pas du reste à aller bien loin. Il connaissait indirectement, sur la route de Lyon, le maire de Bourgoin, Donin de Rosière de Champagneux; il le vit en passant. Le lendemain, qui était le 15 août, après la procession du vœu de Louis XIII, les officiers municipaux avaient un repas de corps; ils l'y invitèrent, lui firent fête; lui-même répondit à leur politesse par son amabilité; Champagneux profita de

1. Lettre à Servan, 11 août 1768.

LA VIE ET LES OEUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 453

ses bonnes dispositions pour le retenir, ce qui ne fut pas difficile : autant valait habiter là qu'ailleurs. C'est ainsi que le hasard le détermina en un jour, tandis que des offres réitérées pendant un mois n'avaient pu fixer ses irrésolutions 1.

Une de ses premières pensées, quand il se crut une demeure un peu stable, fut d'appeler Thérèse auprès de lui. Il parait que l'entrevue fut touchante. Leur union n'avait pas été sans nuages; Rousseau résolut pourtant, quoique un peu tard, de lui donner un nouveau caractère de perpétuité. Un jour donc, jour mémorable, c'était le 29 août 1768, il invita à dîner, à son auberge de la Fontaine d'or, Champagneux et un de ses cousins, officier d'artillerie, en les priant d'arriver une heure d'avance. Il était, ainsi que Thérèse, plus paré qu'à l'ordinaire. Mais laissons la parole à Champagneux : « Il nous conduisit dans une chambre reculée, et là, Rousseau nous pria d'être témoins de l'acte le plus important de sa vie. Prenant ensuite la main de Mile Renou, il parla de l'amitié qui les unissait ensemble depuis vint-cinq ans, et de la résolution où il était de rendre ces liens indissolubles par le nœud conjugal.

Il demanda ensuite à Mo Renou si elle partageait ces sentiments, et, sur un oui prononcé avec le transport de la tendresse, Rousseau tenant toujours la main de Me Renou dans la sienne, prononça un discours, où il fit un tableau touchant des devoirs du mariage, s'arrêta sur quelques circons

1. L. FOCHIER, Séjour de J.-J. Rousseau à Bourgoin, 1860, in-8. Brochure faite en grande par

tie sur les Mémoires manuscrits de Champagneux.

tances de sa vie, et mit un intérêt si ravissant à tout ce qu'il disait, que Me Renou, mon cousin et moi versions des torrents de larmes, commandées par mille sentiments divers, où sa chaude éloquence nous entraînait; puis, s'élevant jusqu'au ciel, il prit un langage si sublime qu'il nous fut impossible de le suivre. S'apercevant ensuite de la hauteur où il s'était élevé, il descendit peu à peu sur la terre, nous prit à témoins des serments qu'il faisait d'être l'époux de M1 Renou, en nous priant de ne jamais les oublier. Il reçut ceux de sa maîtresse ; ils se serrèrent mutuellement dans leurs bras; un silence profond succéda à cette scène attendrissante, et j'avoue que jamais de ma vie mon âme n'a été aussi vivement et aussi délicieusement émue que par le discours de Rousseau.

« Nous passâmes de cette cérémonie au banquet de noce. Pas un nuage ne couvrit le front de l'époux ; il fut gai tout le temps du repas, chanta au dessert deux couplets qu'il avait composés pour son mariage, résolut, dès ce moment, de se fixer à Bourgoin pour le reste de ses jours, et nous dit plus d'une fois que nous étions pour quelque chose dans le parti qu'il prenait '. »

Telle est la cérémonie qu'on est convenu d'appeler le Mariage de Jean-Jacques. On y voit de la mise en scène, des phrases, de l'éloquence, si l'on veut; mais de mariage, de lien religieux ou seulement légal, il n'y en pas l'ombre. On a prétendu qu'en sa qualité de protestant, Rousseau ne pouvait pas faire davantage. Il est vrai que, depuis la révo

1. FOCHIER, Séjour de J.-J. R., philos. et litt., t. III, p. 166.

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