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malgré lui, il transpirait quelque bruit de ses malheurs, il s'obligeait à tout rejeter sur son humeur aigrie et portée à la défiance. Enfin, comme sûreté de ces engagements, il offrait de remettre à Conway tous ses papiers sans exception'.

On ne lui en demandait pas tant, et personne ne songeait à le retenir de force. Cependant, comme il se croyait poursuivi et recherché par Choiseul, il se hâta de brûler une nouvelle édition de l'Émile, qu'il regretta beaucoup plus tard. Il en aurait sans doute fait tout autant des Confessions, s'il n'avait eu précédemment l'occasion de les envoyer à Dupeyrou. Il était parti avec Thérèse, sans argent, sans bagages; en route, il avait payé avec des morceaux de couverts d'argent. Arrivé à Douvres, les vents étant contraires, le mauvais temps devint à ses yeux un nouveau complot. Quoiqu'il ne sût pas l'anglais, il monta sur une élévation et se mit à haranguer la foule en français. C'était, dit-il, un accès de folie, qui alla jusqu'à lui faire soupçonner sa

femme 2.

Ces extravagances peuvent assurément servir au point de vue moral à excuser Rousseau de bien des sottises; mais ne doivent-elles pas aussi restreindre la confiance que trop souvent on accorde à son jugement? Il ne faut pas en effet regarder ces actes comme des traits isolés et sans liaison avec le reste de sa vie, mais plutôt comme l'exagération d'un état qui lui était habituel depuis des années. Ce

1. Lettre au général Conway, mai 1767. 2. CORANCEZ, De J.-J. Rousseau, etc. 3. Davenport en jugea sans doute

ainsi, car ils restèrent en correspondance suivie (Lettre de Rousseau à M. de Verdelin, 22 juillet 1767).

426 LA VIE ET LES OEUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

n'est pas seulement Voltaire qui le dit; ce sont les faits qui le démontrent; ce sont les amis qui en conviennent il était fou, positivement fou; mais, n'est-ce pas l'être un peu soi-même que de choisir un pareil guide?

CHAPITRE XXVIII

Du 22 mai 1767 au 14 août 1768.

Sommaire I. Le marquis de Mirabeau offre à Rousseau une re

traite. Passage de Rousseau à Amiens.

marquis de Mirabeau.

II. Installation de Rousseau à Trye.

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Rousseau à Fleury, chez le

Luttes et difficultés domes-
Coindet. Visite de

tiques. Efforts de Conti pour le retenir.

Dupeyrou. Défiances de Rousseau contre ses amis. Il ne veut plus

s'occuper que de botanique.

Son départ de Trye.

--

Ses plaintes et ses projets de départ.

III. Rousseau passe par Lyon. Excursion à la Grande-Chartreuse. Accueil enthousiaste qu'il y

Arrivée de Rousseau à Grenoble.

reçoit. Ses relations avec Bovier. Recherches d'une retraite. Visite de Rousseau aux autorités de Grenoble. Susceptibilités et départ de Rousseau. - Lettre désespérée qu'il écrit à Thérèse.

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I

Rousseau quittait l'Angleterre pour fuir la persécution de Choiseul, qui, disait-il, l'avait poursuivi jusque-là, et il lui tardait d'arriver en France, c'est-à-dire dans les bras de Choiseul. Explique qui pourra ces contradictions; mais le logicien à outrance, si habile à bâtir un système de gouvernement ou d'éducation sur deux ou trois hypothèses, ou à élever, sur une pointe d'aiguille, tout un échafaudage de complots, ne se piquait pas de logique dans la conduite de la vie. Pourvu qu'il vit devant lui son bien réel ou de fantaisie; car pour lui c'était tout un1, peu lui importait le reste.

1. Lettre à Mirabeau, 9 mai 1767.

Cependant, après de longs jours d'attente à Douvres, la mer, devenue plus favorable, lui permit de partir pour Calais. Il y arriva le 22 mai, ne sachant encore ce qu'il deviendrait, ni où il irait fixer sa demeure. Dès le temps qu'il était à Wootton, Mirabeau lui avait fait les propositions les plus avantageuses, lui donnant le choix entre ses nombreux châteaux de la Provence, de l'Angoumois, du Poitou, du Limousin, des environs de Paris1. Quand Mirabeau apprit son départ d'Angleterre, il s'empressa de lui renouveler ses offres; mais JeanJacques hésitait; il sentait toujours, lui pesant sur les épaules, le décret de prise de corps. La France n'était pas pour lui un pays sûr. Il n'y pouvait rester qu'en gardant un incognito qui répugnait à ses principes. Il tenait, d'ailleurs, à être chez lui, en payant. Des officieux lui avaient, à la vérité, cherché de hautes protections, qui lui permissent de se fixer en France. Hume lui-même avait eu la générosité d'écrire à Turgot, pour le recommander à l'indulgence du gouvernement français, et Turgot avait promis de s'associer à cette bonne action. Mme du Deffand fut aussi priée par Walpole d'en écrire à Mme de Choiseul. « Mais, répondit la duchesse, que puis-je pour Rousseau? Des secours d'argent? ou ma protection pour les petites maisons?... Le protéger dans sa gloire m'aurait paru un acte de vanité; le protéger dans sa folie serait un acte de folie 3. » Il est évident que Jean-Jacques dut rester en dehors de ces tentatives.

1. Lettre de Mirabeau à Rousseau, 27 octobre 1766. 2. Lettre de Turgot à Hume, 1er juin 1767; Hume's life and Correspondence. Voir MAUGRAS,

ch. XXII. 3. Lettres de Mmo du Deffand à Mme de Choiseul, 23 mai, 18 juin 1767; de la duchesse de Choiseul à Mme du Deffand, 12 et 14 juin 1767.

Son projet était d'aller à Bruxelles, ou à Venise, mais à petites journées, en s'arrêtant à Amiens, puis à Paris.

Le 23 mai, en effet, il partit pour Amiens1. L'accueil qu'il y reçut dut le consoler de la froideur des Anglais, mais n'annonçait guère un homme qui veut échapper par la fuite et l'obscurité aux persécutions du premier ministre du royaume. On alla jusqu'à proposer de lui rendre les honneurs publics et de lui offrir les vins de la ville. On pensa toutefois qu'une telle manifestation s'accorderait par trop mal avec l'incognito qu'il était sensé garder et l'on se contenta de le fêter à huis clos 2. Il vit là Gresset. On dit qu'il furent très contents l'un de l'autre : « Vous faites si bien parler les perroquets, lui dit Jean-Jacques, qu'il n'est pas étonnant que vous sachiez apprivoiser les ours3. »

Cependant le prince de Conti qui se trouvait, en quelque sorte, chargé de garantir la sécurité de Rousseau en France, jugea que son protégé en prenait par trop à son aise de son incognito: «< Votre imprudence, lui écrivit-il, renverse tous mes projets... Vous êtes en grand danger... Le premier procureur du Roi qui vous dénoncera forcera le Parlement à vous faire arrêter, même malgré lui, et alors les suites seraient inévitables et funestes... Sortez secrètement et de nuit d'Amiens; allez, en changeant de nom, dans un asile momentané, que vos amis vous ont ménagé hors du ressort du Parlement de Paris... On avisera ensuite à ce qu'on

1. Lettres de Rousseau à Mira- de Gresset. Edit. Renouard. beau, 22 mai 1767; à Dupeyrou, Notice biographique de l'édimême date. teur. MONT, 11 juin 1767.-3. Œuvres

2. BACHAU

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