Page images
PDF
EPUB

reste. L'abandon de cet excellent ami était, au contraire, une épreuve dont il n'avait pas l'idée. Mais Milord Maréchal avait les embarras en horreur et tenait surtout à son repos. Il avait rêvé de faire le bonheur de son ami Jean-Jacques, en le confiant à son autre ami Hume; il voyait qu'il s'était trompé; que ses conseils de sagesse avaient été mal suivis ; qu'avec une tête comme celle de Jean-Jacques, il n'aurait jamais fini de l'apaiser ni de le guérir de ses folies. Il avait voulu, pour y réussir mieux, s'entendre avec Dupeyrou; il n'y avait gagné que d'aigrir le malheureux Rousseau. « Je suis vieux, infirme, lui écrivit-il alors; j'ai peu de mémoire ; je ne sais plus ce que j'ai écrit à Dupeyrou; mais je sais que je désirais vous servir, en assoupissant une querelle, sur des soupçons qui me paraissaient mal fondés, et non vous ôter un ami. Peut-être ai-je fait quelques sottises. Pour les éviter à l'avenir, ne trouvez pas mauvais que j'abrège la correspondance, comme j'ai fait déjà avec tout le monde, même avec mes plus proches parents et amis, pour finir mes jours dans la tranquillité. Bonsoir. Je dis abréger; car je désirerai toujours avoir de temps en temps des nouvelles de votre santé, et qu'elle soit bonne1. »

A partir de ce jour, en effet, nous n'avons plus qu'une seule lettre de Milord Maréchal à Rousseau. Celui-ci fit les plus grands efforts pour le faire revenir sur sa détermination; lui, si fier d'habitude, ne recula ni devant les larmes, ni devant les supplications tout fut inutile2.

[merged small][ocr errors][merged small][merged small]

Cependant, il est évident qu'il y eut entre eux cessation de rapports, plutôt que brouillerie et cessation d'amitié. Même après que Milord Maréchal eut cessé d'écrire à Rousseau, celui-ci eut recours à l'entremise d'une amie commune, la duchesse de Portland, pour s'informer de la santé de son protecteur, pour lui faire passer quelques lettres et pour tâcher de l'intéresser en sa faveur. Malgré tout cela, quand Milord Maréchal vint à mourir, d'Alembert, qui écrivit son éloge, trouva moyen d'y représenter Rousseau comme un ingrat, qui, loin de payer en amitié les bienfaits de Milord Maréchal, n'y avait répondu que par des procédés indignes'. Cette accusation a été vivement relevée par Mme Latour. Les preuves de la tendre affection que Rousseau garda jusqu'à la fin pour Milord Maréchal se voient dans les efforts qu'il fit pour continuer leurs rapports et dans la manière dont il parle de lui en toutes circonstances, notamment dans ses Confessions. On peut invoquer, en preuve de l'amitié que Milord Maréchal conserva pour Rousseau, les dernières lettres qu'il lui écrivit, ainsi qu'à Dupeyrou, l'intérêt qu'il continua à lui témoigner et l'attention qu'il eut de lui laisser par testament la montre qu'il portait habituellement.

La querelle avec Hume une fois terminée, laissait derrière elle une difficulté, la liquidation de la pension que le Roi d'Angleterre devait faire à Rous

[blocks in formation]

seau. Celui-ci l'avait-il acceptée ou refusée? Les uns disaient oui, les autres disaient non, et en effet sa lettre au général Conway était si peu claire qu'il était permis d'hésiter sur la manière d'en interpréter les termes. Les amis de Rousseau l'avaient engagé à accepter; lui-même désirait le faire; mais il ne voulait rien tenir de Hume'. Il ne s'agissait pas de savoir si cette pension lui était honorable, mais si elle l'était assez pour qu'il dût l'accepter à tout prix, même à celui du déshonneur. « Bien loin, écrivait-il à Davenport, qu'il puisse jamais m'être entré dans l'esprit d'être assez vain, assez sot, assez mal appris pour refuser les grâces du Roi, je les ai toujours regardées et les regarderai toujours comme le plus grand honneur qui me puisse arriver. Mais, Monsieur, quand le Roi d'Angleterre et tous les souverains de l'Univers mettraient à mes pieds tous leurs trésors et toutes les couronnes par les mains de David Hume ou de quelque autre homme de son espèce, s'il en existe, je les rejetterais toujours avec autant d'indignation que, dans tout autre cas, je les recevrais avec respect et reconnaissance3. »

Rousseau ne pouvait dire plus clairement que la pension lui ferait plaisir. Mais la Cour et les ministres, qui l'avaient accordée à la sollicitation de Hume, continueraient-ils à l'accorder à son ennemi? Faut-il admettre, avec M du Deffand, que JeanJacques écrivit lui-même au ministre ? Il est plus probable que Davenport se contenta d'agir sous

[merged small][merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small]

main. Quoi qu'il en soit, ici comme dans bien d'autres cas, Jean-Jacques fut traité en enfant gâté. On demanda à Hume son assentiment; il était bon homme au fond et ne le fit point attendre; et un beau jour, Jean-Jacques reçut la nouvelle que le Roi lui avait accordé une pension de cent livres sterling... sans que personne l'eût sollicitée pour lui'.

Il n'avait jamais compté sur cette faveur, qui devait lui donner une aisance qu'il n'avait pas connue jusque-là et faisait, d'un seul coup, plus que doubler son revenu 2. Il n'en éprouva pas cependant un plein contentement. « Si vous saviez, écrivait-il à Dupeyrou, comment, par qui et pourquoi cette pension m'est venue, vous m'en féliciteriez moins3.» C'est à peine, du reste, s'il espérait en être payé. « Je n'ai point ouï parler du général Conway, écrivait-il à Coindet; mais soyez persuadé qu'il sait où je suis. (Il avait alors quitté l'Angleterre). Voilà une pension qui circule terriblement dans le monde avant d'arriver à moi. » Même après avoir été payé, on dirait qu'il doute encore. « M. Rougemont, écrit-il, m'apprend qu'il a déjà reçu pour moi deux quartiers de la pension dont il a plu au Roi d'Angleterre de me gratifier; je vous avoue, Madame, que j'ai toujours regardé cette pension comme un service qu'on voulait me montrer seulement de loin... Puisqu'elle vient toutefois m'y chercher, contre toute attente de ma part, je suis déterminé à recevoir ce bienfait d'une façon convenable, d'en jouir en paix, si je puis, avec reconnaissance, et de

[merged small][ocr errors][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small]

ne plus penser de mes jours à ce qui l'a précédée1. » Il est douteux qu'il ait rien reçu depuis cette époque. Il laissait s'amasser les arrérages, et l'État n'a pas coutume de courir après ses pensionnaires. « Je crois, pour de bonnes raisons, écrivait-il à d'Yvernois, devoir renoncer à la pension du Roi d'Angleterre. » « Sans y avoir renoncé formellement, disait-il un peu plus tard, je me suis mis dans le cas de ne pouvoir demander ni désirer même honnêtement qu'elle me soit continuée 3. » Le colonel Roguin ayant manifesté le désir de s'occuper de cette affaire, Rousseau lui déclara que « s'il faisait là-dessus la moindre démarche, il pouvait être sûr d'être désavoué, comme le sera toujours, dit-il, quiconque voudra se mêler d'une affaire sur laquelle j'ai depuis longtemps pris mon parti. Enfin, Corancez, son ami, crut bien faire de réclamer, toucha 6,336 francs, et pour ménager la susceptibilité de Rousseau, obtint de donner quittance à la place du titulaire. Mais l'embarras était de lui faire accepter la somme « Qui vous a chargé de cette commission? s'écrie Jean-Jacques; je suis majeur et je puis gouverner moi-même mes affaires. Je ne sais par quelle fatalité les étrangers veulent faire mieux que moi?... Si je ne touche plus la pension, c'est que je le veux ainsi... je suis libre. » Et Corancez fut obligé de renvoyer la lettre de change.

1. Lettre à M. de Verdelin, Trye, 17 décembre 1767; voir aussi Lettre de Dupeyrou à Rey, 28 septembre 1767.-2. Lettre du 26 avril 1768. 3. Lettre à Laliaud, 5 octobre 1768.- 4. Lettre

à Dutens, 8 novembre 1770.
5. De Jean-Jacques Rousseau
par Corances, au Journal de
Paris, nos 231 à 261; an VI
(1798).

« PreviousContinue »