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CHAPITRE XIX

1762

Sommaire: L'ÉMILE. I. Les antécédents de l'Emile. - Rousseau se propose de suivre la nature. L'a-t-il fait? Variété des sujets traités dans l'Émile. Difficultés d'une appréciation d'ensemble de l'Émile. II. De l'éducation du premier age. De l'allaitement maternel. Des soins physiques à donner à l'enfance. · Première éducation, complètement sensitive, sans aucun mélange de moralité. Effets déplorables de cette méthode.

III. Nécessité de faire l'éducation de toutes les facultés. - Importance et choix des influences extérieures. Rôle de la nécessité. Éducation artificielle et autoritaire à l'excès. Application à l'idée de propriété. Pas de livres, pas d'explications. Comment Émile apprend à lire. Ce qu'on n'apprend pas à Émile. Rousseau partisan déterminé de l'ignorance. Il veut entraver même le jugement.

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- Premières notions de dessin, de musique et de géométrie.

IV. Des leçons de l'utilité. Toujours des artifices et des compères. Pratique des premières relations sociales. Émile apprend un métier. Rousseau ne met pas d'autre livre que Robinson entre les mains d'Émile.

V. Le monde moral. Les passions. Emploi de l'amitié, comme dérivatif du dérèglement des sens. Beaux préceptes sur la manière de régler ses affections. De l'amour de soi. De la vertu; de la conscience; Rousseau ne s'élève pas au-dessus du sensualisme. - De

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la politique. Union de la morale et de la politique. Etude de l'histoire. Manière de combattre l'amour-propre. Préparation aux affections et à la pratique du monde : Les bonnes œuvres. Étude pratique de la rhétorique. Émile insulté.

VI. Des idées intellectuelles et religieuses. Rousseau ne pouvait choisir plus mal son temps pour y initier Émile. Le jeune homme élevé en dehors de toute église ou association religieuse en choisira-t-il une à dix-huit ans?

I

Les antécédents de l'Émile remontent loin dans la vie de Rousseau. Notre auteur de grandes théories pédagogiques a préludé à ses hautes fonctions

LA VIE ET LES ŒUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 41

par celles de précepteur des fils de M. de Mably. Dès cette époque, il a ébauché des mémoires sur la manière d'élever les enfants, et il aurait sans doute continué, s'il n'avait abandonné la partie, après avoir volé le vin des maitres. Plus tard, il a été le conseiller attitré de Mme d'Épinay. Les parents, disait-il alors, ne sont pas faits pour élever les enfants, ni les enfants pour être élevés. Mme d'Épinay se révoltait à ces paroles; dans la suite, sans doute après avoir lu l'Emile, elle se rangea à cet avis'. Dans la Nouvelle Héloïse, on sait l'importance qu'il donne à l'éducation et l'honneur qu'il entend faire à Saint-Preux, en l'élevant au rang de précepteur des enfants de Julie.

Ainsi cet homme, qui ne sut jamais se montrer le père de ses propres enfants, se donna toute sa vie comme l'éducateur des enfants des autres. Son livre le plus considérable, celui qui a été le principal titre de sa réputation, est un livre sur l'éducation.

Quoique l'Émile ne soit pas, comme la Nouvelle Héloïse, de nature à monter une imagination facile à exalter, Rousseau dit néanmoins en avoir composé le cinquième livre dans une continuelle extase. Il est certain au moins qu'il y apporta les plus grands soins. Les nombreuses corrections du manuscrit montrent assez avec quelle attention il revenait sur sa pensée et sur son style, pour les amener à la perfection qu'il était capable de leur donner 3.

1. Lettre de Mme d'Épinay à Liderot, citée dans les Mėmoires de MTM d'Épinay. Edition Boiteau, t. II, ch. vII, note de l'éditeur.-2. Confessions, 1. X.

- 3. V. COUSIN, Du Manuscrit d'Émile conservé à la Chambre des Représentants; au Journal des Savants, septembre et novembre 1848.

Mais, nous dira-t-il encore, « pouvez-vous croire que l'Émile soit un vrai traité d'éducation? C'est un ouvrage assez philosophique sur ce principe avancé par l'auteur dans d'autres écrits, que l'homme est naturellement bon. Pour accorder ce principe avec cette autre vérité, non moins certaine, que les hommes sont méchants, il fallait, dans l'histoire du cœur humain, montrer l'origine de tous les vices. C'est ce que j'ai fait dans ce livre'. » Que l'Émile soit un traité d'éducation, personne n'en doute, et le titre seul: Emile ou de l'Éducation le dit assez; mais de plus, il est en effet un livre à thèse. Rousseau, en le composant, avait devant lui une conclusion à laquelle, bon gré mal gré, il voulait arriver, des idées préconçues auxquelles il fallait plier les observations et les faits, et, par là, cet ouvrage se rattache à son système général et à ses autres écrits.

« Celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple, lit-on dans le Contrat social, doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine, de transformer chaque individu... d'altérer la constitution de l'homme 2. » Par une conséquence qui paraît assez légitime, on doit croire que celui qui ose entreprendre d'élever un homme pour la société ne doit pas avoir un procédé différent. Cependant, par une bizarrerie qui ne doit étonner qu'à moitié de la part de Jean-Jacques, ce qui était bon dans un cas devient mauvais dans l'autre, et le même auteur qui fonde la société sur l'altération de la nature, la respecte au contraire jusqu'au scrupule,

1. Lettre à Philibert Cramer, social, 1. II, ch. vII.

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quand il s'agit de former l'homme, élément nécessaire et unique de la société. Il y aurait lieu de rechercher les motifs de cette différence, si véritablement elle était aussi profonde qu'elle en a l'air. Mais, comme on sait, l'exécution chez Rousseau, et chez d'autres aussi, n'est pas toujours la réalisation du programme annoncé. Il faut suivre de tout point la nature; les enfants ne sont pas faits pour être élevés; - le rôle du précepteur doit être purement négatif et expectant; le grand art de l'éducation est surtout l'art de ne rien faire; - voilà de ces phrases à effet, qui peuvent servir de frontispice pour éblouir les curieux; mais pénétrez dans le sanctuaire et vous verrez que les choses se passeront tout autrement. Et de fait, si l'enfant ne doit pas être élevé, à quoi bon un précepteur et un gros livre de préceptes? Il n'y a pas besoin de quatre volumes pour apprendre à ne rien faire. Si l'on en croyait les premiers mots de l'Émile, l'enfant devrait s'élever tout seul, et le rôle du précepteur ne serait guère que celui d'une sorte de matière isolante, destinée à prémunir l'élève contre le contact des autres hommes et les atteintes de la société. Rousseau commence par nous dire que l'éducation doit être le fruit des occasions, des nécessités mais attendez; ces occasions, ce sera au précepteur à les faire naître; ces nécessités, il devra s'arranger de façon qu'elles s'imposent; de sorte que cette éducation, prétendue naturelle et spontanée, ne sera qu'une suite d'artifices et de hasards savamment préparés; ce précepteur, qui ne devait avoir qu'à regarder tranquillement agir la nature, sera sans cesse occupé à la diriger et à l'aider, sinon à la contrarier. En somme, Rousseau s'an

nonce d'une façon et agit d'une autre. Sous ce rapport, l'Émile tient donc à la fois du Discours sur l'Inégalité, qui prétend donner tout à la nature, et du Contrat social, qui a pour but, au contraire, de la remplacer et de l'annuler. Cela vient peut-être de ce que l'auteur se trouvait en face d'un double problème, dont il regardait les deux termes comme incompatibles former un homme et un citoyen1; un homme dont il prenait le type dans la nature; un citoyen, c'est-à-dire un être social, en quelque sorte contre nature, un être qui est presque l'opposé de l'homme. Cette double préoccupation de laisser l'homme à lui-même et de diriger le citoyen se manifeste à chaque page de l'Émile; mais, de cet antagonisme, résulte un système faux et bâtard, qui n'est ni la liberté ni l'autorité, mais une sorte d'autorité hypocrite, qui n'ose se montrer. On a beaucoup parlé en politique des inconvénients du pouvoir occulte; l'Emile est fondé d'un bout à l'autre sur le pouvoir occulte du précepteur. Ces considérations générales trouveront leurs applications dans la suite de l'ouvrage, et les exemples ne manqueront pas pour les justifier et les confirmer.

L'Émile est encore plus difficile à analyser que le Contrat social. On n'y rencontre ni la même marche régulière, ni la même liaison entre les propositions. Sans vouloir dire qu'il manque de méthode, la méthode en est au moins différente et plus cachée. En outre, à cette plus grande liberté d'allures, se joint une plus grande variété de sujets. L'éducation et l'instruction s'occupant de tout, ou à

1. « Il faut opter entre faire un homme et un citoyen; car

on ne peut faire à la fois l'un et l'autre. » Emile, 1. I.

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