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le chasser encore, on s'y prendrait moins brutalement que chez les Bernois. C'est ainsi que Rousseau quitta, pour ne plus la revoir, la Suisse, sa patrie, réputée pour son hospitalité, mais à laquelle il ne put donner que les noms de terre homicide et de pays d'iniquité 2.

1. Lettre à de Luze, datée de Strasbourg, 4 novembre 1763. Il arriva à Strasbourg le 2 no

vembre.-2. Confessions, 1. XII, vers la fin.

CHAPITRE XXVI

Du 2 novembre 1765 au 4 janvier 1766.

Sommaire: I. Rousseau à Strasbourg. Bon accueil qu'il y reçoit. Ses préoccupations d'avenir. — Il se décide à aller en Angleterre. II. Rousseau à Paris. - Tolérance du Parlement. - Rousseau va s'installer au Temple, chez le prince de Conti. Honneurs qu'il y reçoit. Motifs qui hâtèrent son départ.

I

Rousseau n'était pas sans inquiétude en mettant le pied sur le sol de la France, où pouvait l'attendre une prise de corps, dont le décret ne fut jamais révoqué; mais il fallait bien qu'il allat quelque part. Il dut toutefois se rassurer en présence de l'accueil qui lui fut fait. « Je ne reçois ici, écrivait-il huit jours après son arrivée, que des marques de bienveillance, et tout ce qui commande dans la ville et la province paraît s'accorder à me favoriser. Sur ce que m'a dit M. le Maréchal', que je vis hier, je dois me regarder comme aussi en sûreté à Strasbourg qu'à Berlin 2. » «Selon toute apparence, je passerai l'hiver ici. On ne peut rien ajouter aux marques de bienveillance, d'estime et même de respect qu'on m'y donne, depuis M. le Maréchal et les chefs du pays, jusqu'aux derniers du peuple. Ce qui vous

1. Le maréchal de Contades bourg. 2. Lettre à Dupeyrou, qui commandait à Stras- 10 novembre 1763.

LA VIE ET LES OEUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 369

surprendra est que les gens d'église semblent vouloir renchérir sur les autres. Ils ont l'air de me dire dans leurs manières: Distinguez-nous de vos ministres ; vous voyez que nous ne pensons pas comme eux 1. >>

Il est bon de remarquer que c'est sous l'autorité de l'homme d'État qu'il regarde comme son plus mortel ennemi que Jean-Jacques se trouve le plus rassuré. Il ne paraît plus croire dans ce moment-là que tout le monde complote contre lui; cette pleine satisfaction dura d'ailleurs tout le temps qu'il fut à Strasbourg. Sa confiance fut telle qu'il n'attacha qu'une médiocre importance au passeport que ses amis cherchaient à lui procurer 2.

Le genre de vie qu'on lui fit mener à Strasbourg tranchait complètement avec celui qu'il avait adopté depuis quelques années. On le combla de fêtes et de diners, on l'accabla de visites, on lui donna une place marquée au théâtre, on y chanta ses morceaux, on y joua ses pièces. Enfin, l'enthousiasme était tel que le journal était rempli chaque jour du récit de tous ses faits et gestes, des lieux où il avait été, des conversations qu'il avait tenues, des bons mots qu'il avait prononcés. Le bruit courut même que des personnes en place avaient demandé au ministre si on pouvait garder le fugitif. A en croire Diderot, cette permission aurait été refusée, et le Dauphin mourant aurait blamé cette sévérité comme excessive 3.

Jean-Jacques, malgré sa simplicité, était loin

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d'être indifférent aux distinctions; cependant cette mise en scène avait parfois lieu de le contrarier. Il ne tarda pas à se fatiguer d'un genre d'existence en si complet désaccord avec ses habitudes, et sa santé l'obligea à modérer ses amis de fraîche date et à redevenir ours par nécessité ».

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Cette vie agitée, plutôt qu'occupée, avait l'avantage de le distraire de ses idées noires. Jean-Jacques avait laissé Thérèse à Saint-Pierre; c'était un embarras de moins; mais il lui fallait songer à l'avenir; et encore peut-être s'en serait-il dispensé, s'il n'avait été obligé de répondre à ceux qui y songeaient pour lui. Il lui suffisait pour le moment de faire venir ses livres et ses herbiers, et pour le reste, de prier Dupeyrou de mettre de l'ordre dans ses papiers, le chargeant de tout lire, de tout feuilleter sans scrupule, et ensuite de tout classer par paquets et par numéros, de sorte qu'il pût lui demander plus tard ce dont il aurait besoin '.

Ses amis donc s'occupaient beaucoup de lui. Mme de Verdelin s'était mis en tête de l'entraîner bon gré malgré en Angleterre. C'est à peine si elle avait approuvé son séjour à Saint-Pierre; elle l'aurait bien mieux aimé en Angleterre, où Hume lui proposait une petite habitation, dans une situation charmante, au milieu de la forêt de Richemont, dans le voisinage du vertueux Walpole. Elle fit, pour le décider, succéder les projets aux projets ; elle lui vanta de nouveau Hume et l'Angleterre ; elle rabaissa Berlin; elle lui offrit 1,200 francs pour l'aider à faire le voyage; elle le pressa de quitter

1. Lettre à Dupeyrou, 17 novembre 1765. 2. Lettre de

Me de Verdelin à Rousseau, 10 octobre 1763.

Strasbourg; elle se remua pour lui obtenir un passeport. Cette affaire du passeport ne fut pas aussi facile qu'on l'aurait pu croire, et il fallut, pour la résoudre, aller jusqu'au Roi. Hume joignit ses instances à celles de Mme de Verdelin, se mit en quête d'habitations, écrivit à Jean-Jacques, offrit d'aller le chercher à Strasbourg et de l'accompagner jusqu'en Angleterre. Mme de Boufflers se montra également pressante. Enfin, Milord Maréchal, dont on attendait impatiemment la réponse, fut du même avis 2. Autrefois Jean-Jacques se serait révolté contre cet acharnement à disposer de lui et à lui rendre service; mais outre qu'il était accablé par le malheur, Mme. de Verdelin avait fini par amollir cette nature rebelle. Cependant il ne se laissa pas persuader du premier coup. Son désir était bien d'aller en Angleterre, mais après avoir été, s'il le pouvait, voir Milord Maréchal en Prusse3.

Comme préparation toutefois à un aussi long voyage, ne fallait-il pas, pour commencer, qu'il se résignât à passer l'hiver à Strasbourg, afin de se remettre? Outre les offres de Mme de Verdelin, il en avait bien d'autres encore. Mme d'Houdetot et SaintLambert lui proposaient un asile en Normandie ou en Lorraine ; d'autres lui avaient parlé du château de Horbourg, près de Colmar. Amsterdam était toujours à sa disposition; Rey envoya même son

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