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sa femme qu'il refusa de céder. « Comme je n'ai dit que la vérité, écrit-il, ce que je suis prêt à soutenir au péril de ma vie, le désaveu que M. Dupeyrou exige de moi, si je le faisais, perdrait mon honneur, ma famille, mon ministère et mon âme1. »

Le résultat final de ces hésitations fut que la brochure de Dupeyrou parut 2; il est certain qu'elle fit moins de tort à Montmollin que ne lui en aurait fait un honteux désaveu. Sans tarder, Mme de Montmollin songea à demander au Conseil d'État la proscription et la flétrissure de l'infame brochure, à mettre en avant la Classe elle-même, intéressée à défendre un de ses membres, qui s'était compromis pour elle. On prétendit que le Conseil d'État avait montré de bonnes dispositions'; il ne parait pas néanmoins qu'il ait rien fait pour Montmollin. En revanche, les communautés de Motiers et de Boveresse et la Classe des Pasteurs rendirent hommage à sa conduite, à son caractère et à ses vertus. Enfin, Montmollin envoya au Roi une apologie de sa conduite. Il est probable qu'il n'obtint pas de réponse; mais, s'il en eut une, elle dut être dans le genre de celle qui fut faite à la Classe des Pasteurs. La Classe s'était permis, en effet, d'adresser au Roi une supplique, afin d'être remise en possession de son autorité en matière de foi, mise à néant par les arrêts du Conseil d'État. « Sa majesté, fut-il ré

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pondu, bien loin d'acquiescer à la très humble demande de ladite Compagnie à ce sujet, ne peut s'empêcher de lui témoigner d'être très mal satisfaite des procédés turbulents et tendant à sédition que lesdits pasteurs avaient tenus relativement au sieur Rousseau, que Sa Majesté daignait honorer de sa protection'. »

Cette affaire de Motiers, grossie par l'imagination de Rousseau, était enfin terminée; mais personne n'avait lieu d'être satisfait de l'issue: Jean-Jacques se trouvait chassé une fois de plus; le Conseil d'État s'était compromis sans parvenir à le sauver; Montmollin et les ministres étaient positivement battus; le Châtelain, peu rassuré sur les dispositions de ses administrés, avait jugé prudent de se retirer à Couvet; le Roi était mécontent du peu de cas qu'on avait fait de ses ordres. Les esprits, d'ailleurs, ne reprirent pas de sitôt leur assiette. Si on en croit un auteur qui habite non loin de Motiers, « aujourd'hui encore, après un siècle passé, il ne serait pas difficile de trouver au bon pays de Neuchâtel, sans beaucoup chercher, des gens disposés à reprendre le débat et à repartir en guerre pour ou contre le philosophe 2.

1. Rescrit de Frédéric, roi de 2. FRITZ BERTHOUD, VII. Prusse, du 26 février 1766.

TOME II

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CHAPITRE XXV

Du 7 Septembre au 2 Novembre 1765.

SOMMAIRE Le séjour de Rousseau à l'ile Saint-Pierre; récit tiré des Rêveries. Rousseau, forcé de partir, se rend à Bienne. définitivement la Suisse.

Il quitte

L'ile Saint-Pierre étant sur le territoire de Berne, Rousseau eut soin, avant de s'y rendre, de prendre les sûretés nécessaires contre nécessaires contre toute éventualité d'expulsion. Un M. Studler, son ancien voisin, et le colonel Chaillet se chargèrent de sonder le terrain. Il reçut d'eux l'assurance que les Bernois, sans vouloir reconnaitre ouvertement leur injustice passée, chercheraient au moins à la lui faire oublier par une hospitalité cordiale1.

La lapidation avait eu lieu dans la nuit du 6 au 7 septembre; dès le 7, dans la journée, Jean-Jacques quittait Motiers. Il se retira d'abord à Neuchâtel, chez Dupeyrou; mais quelques jours étaient à peine écoulés qu'il était à son île. Le 15 septembre il y paraît tout à fait installé 2.

Son histoire, pendant le temps qu'il y passa, peut se résumer en un mot il y fut heureux. Nous avons si rarement entendu Jean-Jacques parler de son bonheur, qu'il faut s'empresser d'en saisir l'occasion. Malheureusement ce bonheur fut de courte

1. Confessions, 1. XII - Lettre à à d'Ivernois, 15 septembre 1765. Rey, 18 octobre 1765.-2. Lettre

durée. Il l'a décrit dans deux de ses ouvrages, les Confessions et les Rêveries d'un promeneur solitaire (cinquième promenade). Nous nous garderons bien de recommencer son travail. A quoi bon essayer de faire moins bien ce qui est déjà très bien fait?

Nous allons donc simplement copier ici la plus grande partie de la cinquième promenade, en nous bornant à l'expliquer et à la compléter au moyen de quelques notes. Le lecteur gagnera à cette longue citation le plaisir de jouir du style et de la manière de Rousseau dans un morceau suivi, d'un charme parfait, d'une grande fraîcheur, et de plus, ce qui n'est pas à dédaigner, complètement exempt des dangereuses théories de l'auteur sur la philoso phie et la religion.

Laissons parler Rousseau :

De toutes les habitations où j'ai demeuré (et j'en ai eu de charmantes) aucune ne m'a rendu si véritablement heureux et ne m'a laissé de si tendres regrets que l'ile de Saint-Pierre au milieu du lac de Bienne. Cette petite île, qu'on appelle à Neuchâtel l'ile de la Motte, est bien peu connue, même en Suisse. Aucun voyageur, que je sache, n'en fait mention. Cependant elle est très agréable et singulièrement située pour le bonheur d'un homme qui aime à se circonscrire; car, quoique je sois peut-être le seul au monde à qui sa destinée en a fait une loi, je ne puis croire être le seul qui ait un goût si naturel, quoique je ne l'aie trouvé jusqu'ici chez nul autre.

Les rives du lac de Bienne sont plus sauvages et plus romantiques que celles du lac de Genève, parce que les rochers et les bois y bordent l'eau de plus près; mais elies ne sont pas moins riantes. S'il y a moins de cultures de champs et de vignes, moins de villes et de maisons, il y a aussi plus de verdure naturelle, plus de prairies, d'asiles ombragés de bocages, des contrastes plus fréquents et des accidents plus rapprochés. Comme il n'y a pas sur ces

heureux bords de grandes routes commodes pour les voitures, le pays est peu fréquenté par les voyageurs; mais il est intéressant pour des contemplatifs solitaires qui aiment à s'enivrer à loisir des charmes de la nature et à se recueillir dans un silence que ne trouble aucun autre bruit que le cri des aigles, le ramage entrecoupé de quelques oiseaux et le roulement des torrents qui tombent des montagnes. Ce beau bassin, d'une forme presque ronde, enferme dans son milieu deux petites îles, l'une habitée et cultivée, d'environ une demi-lieue de tour; l'autre, plus petite, deserte et en friche, et qui sera détruite à la fin par les transports de la terre qu'on en ôte sans cesse pour réparer les dégâts que les vagues et les orages font à la grande. C'est ainsi que la substance du faible est toujours employée au profit du puissant.

Il n'y a dans l'ile qu'une seule maison, mais grande, agréable et commode, qui appartient à l'hôpital de Berne, ainsi que l'île, et où loge un receveur avec sa famille et ses domestiques. Il y entretient une nombreuse bassecour, une volière et des réservoirs pour le poisson. L'île, dans sa petitesse, est tellement variée dans ses terrains et ses aspects, qu'elle offre toute sorte de sites et souffre toute sorte de cultures. On y trouve des champs, des vignes, des bois, des vergers, de gras pâturages ombrages de bocages et bordés d'arbrisseaux de toute espèce, dont le bord des eaux entretient la fraicheur. Une haute terrasse, plantée de deux rangs d'arbres, borde l'ile dans sa longueur, et dans le milieu de cette terrasse, on a bâti un joli salon, où les habitants des rives voisines se rassemblent et viennent danser les dimanches durant les vendanges. C'est dans cette île que je me réfugiai après la lapidation de Motiers '. J'en trouvai le séjour si charmant, j'y menai une vie si convenable à mon humeur, que, résolu

1. Il habitait chez le receveur à qui il payait 2 livres sterling par mois pour sa pension, plus, pour la receveuse, une étrenne annuelle qu'il n'eut pas occasion de payer

(WILLIAM COXB, Anecdoles, etc.;

Lettre à Dupeyrou, 15 octobre 1763). — Alf. de Bougy, Les résidences de J.-J. Rousseau, a donné une description détaillée de son habitation.

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