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sont fait faute de s'approprier par tous les moyens les pouvoirs qui leur étaient refusés. Tout gouvernement tend à empiéter et à se mettre à la place du souverain; de là un luxe de précautions à prendre contre lui. Et cependant il faut que chacun reste dans son rôle; que le souverain se borne à faire des lois, que le gouvernement se contente de gouverner, que les sujets ne refusent jamais l'obéissance. Autrement la nation s'expose à tomber dans le despotisme ou dans l'anarchie et à consommer la dissolution du corps social. Les considérations que Rousseau fait à ce sujet ne sont pas toutes à dédaigner, mais elles nous entraîneraient dans des détails que ne comporte point une simple histoire.

V

Malgré le désir que nous avons de nous borner à l'examen des principes généraux, nous devons, à cause de son importance, faire une exception pour le chapitre de la Religion civile1. Ce chapitre a été très discuté et très critiqué. Rousseau déclare qu'il ne faisait pas partie de son premier travail et ne fut composé qu'à l'époque de l'impression de son livre 2. On dirait qu'il voulut, en le publiant, enlever à la liberté individuelle son dernier et suprême refuge, la conscience. Il a prétendu, pour se justifier, que le Contrat social a été calqué sur le gouvernement de Genève; il en faut rabattre de cette affirmation.

1. Contrat social, 1. IV, ch. vIII. 2. Lettre à Rey, 23 décem

3. Lettres de la

bre 1761.
Montagne; lettre VI.

Quoique Genève fût alors soumise plus durement qu'aucun autre pays aux exigences de la religion d'État, Rousseau trouva moyen d'enchérir encore sur ces rigueurs. Ainsi ce n'est pas à Genève qu'il avait appris que Jésus, en établissant son empire spirituel, avait fait une œuvre mauvaise, car « tout ce qui rompt l'unité sociale ne vaut rien; » ou bien encore qu'un peuple de vrais chrétiens serait le dernier des peuples. Il s'est défendu d'avoir émis de telles doctrines, mais ses paroles n'en existent pas moins, et n'ont jamais été retirées1.

Il est du reste comme tous les révolutionnaires; il s'annonce au nom de la liberté, pour aboutir au despotisme. Ainsi « les sujets, dit-il, ne doivent compte au souverain de leurs opinions qu'autant que ces opinions importent à la communauté; » voilà qui est bien; mais comme, en définitive, c'est le souverain, c'est-à-dire l'État, qui est juge de l'importance que ces opinions peuvent avoir pour lui, autant valait dire tout de suite que l'État est maitre des âmes comme des corps. Cependant Rousseau prend la peine d'indiquer quelques règles, qui pourront aider l'État et les citoyens à suivre leurs lignes de conduite. Il sera permis, par exemple, dans ce beau pays de France, d'insulter la religion, qui l'a fait ce qu'il est, qui l'a civilisé, que professent presque tous ses citoyens; d'outrager le Christ et de mettre son culte en compagnie des lamas thibétains et des Japonais, au-dessous des fétiches qui, s'ils sont faux, sont au moins patriotiques. On pourra

1. Comparer le Contrat social, 1. IV, ch. vIII, avec les Lettres de la Montagne, lettre 4.

Voir sur le même sujet, Lettre de Rousseau à Usteri, 13 juillet 1763.

soutenir en morale les monstruosités les plus révoltantes, nier la famille, la propriété, la justice, la moralité. Cependant, comme « il importe à l'État que chaque citoyen ait une religion qui lui fasse aimer ses devoirs, il y a une profession de foi purement civile, dont il appartient au souverain de fixer les, articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels il est impossible d'être bon citoyen ni sujet fidèle. » La liberté de penser et de dogmatiser aura donc ses limites, qu'il sera interdit de franchir. Qu'elle atteigne ce point fixé par les bornes de l'utilité générale et aussitôt l'État survenant à son tour fera entendre son tu n'iras pas plus loin. Il formulera, lui aussi, sa profession de foi et sa religion; religion simple, peu chargée de dogmes, mais nette et catégorique. «L'existence de la divinité puissante, intelligente, bienfaisante et pourvoyante, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants, la sainteté du contrat social et des lois; voilà les dogmes positifs. Quant aux dogmes négatifs, je les borne, dit Rousseau, à un seul, l'intolérance. » Intolérance civile ou simplement théologique, peu importe, car elles sont inséparables.

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Quiconque ose dire: Hors de l'Église, point de salut, doit être chassé de l'État, à moins que l'État ne soit l'Église et que le prince ne soit le pontife.. Si quelqu'un refuse de croire ces articles, l'État peut le bannir, «< non comme impie mais comme insociable. - Que si, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, il se conduit comme ne les croyant pas; qu'il soit puni de mort; il a commis le plus grand des crimes, il a menti devant les lois. » Robespierre décrétait aussi au milieu

des échafauds l'existence de l'Etre suprême et l'immortalité de l'âme.

Rousseau, toujours partisan des petits États', avait formé le projet de leur enseigner les moyens de vivre et de se conserver à côté des grands, en formant des confédérations. Le plan de l'ouvrage était déjà tracé, les principales idées des seize chapitres qui devaient le composer étaient indiquées. Il confia cette ébauche au comte d'Entreigues, en l'autorisant à en faire tel usage qu'il jugerait convenable.

En 1789, le comte crut que le moment était opportun pour le publier; mais un ami l'en détourna énergiquement, à cause du fâcheux abus qu'on ne manquerait pas d'en faire on mépriserait ce qu'il renfermait de salutaire; on prétendrait appliquer ce qu'il contenait de funeste ou de dangereux; enfin il détermina le comte à le détruire.

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Mais ce ne fut pas sans déchirement. « Combien je murmurai d'abord, ajoute d'Entreigues; mais que j'ai bien reçu depuis le prix de cette déférence! Grand Dieu! Que n'auraient-ils pas fait de cet écrit! Comme ils l'auraient souillé, ceux qui dédaignant d'étudier les écrits de ce grand homme, ont dénaturé et avili ses principes; ceux qui n'ont pas vu que le Contrat social, ouvrage isolé et abstrait, n'était applicable à aucun peuple de l'Univers; ceux qui n'ont pas vu que ce même J.-J. Rousseau, forcé d'appliquer ces préceptes à un peuple existant en corps de nation depuis des siècles, pliait

1. « L'État, avait déjà dit précédemment Rousseau, devrait se borner à une seule

TOME II

ville tout au plus. » Manuscrit de Genève, p. 59.

3

aussitôt ses principes aux anciennes institutions de ce peuple... Cet écrit, que la sagesse d'autrui m'a préservé de publier, ne le sera jamais. J'ai trop bien vu, et de trop près, le danger qui en résulterait pour ma patrie1. » Et c'est un ami qui parle ainsi! Qu'aurait dit de plus un ennemi?

VI

Les principes de Rousseau sont détestables, on voit, en analysant son système, que, des trois choses qui sont l'âme et la vie des sociétés et des nations, la justice ou le droit, comme principe, la liberté et l'autorité, comme moyens essentiels, il n'en laisse pas subsister une seule. Le droit, il le supprime par son contrat; la liberté, il la détruit par sa théorie de la volonté générale; l'autorité, il l'annule par ses règles sur le gouvernement. Il est complètement hors nature et n'aboutirait dans la pratique qu'à un tissu d'impossibilités. On sait ce que valent ces idées d'unanimité, de résiliation perpétuelle du pacte social, d'absence de représentation dans un grand État, et même dans un petit. Si Rousseau a cherché parfois à sauver l'absurdité du système, ce n'est qu'au prix de contradictions.

Cependant, il serait injuste de ne voir en Rousseau que ses erreurs de principes. Ce politicien, si hardi dans la région des idées, devient presque timide, quand il faut passer de la théorie à l'application. « On a, de tout temps, beaucoup disputé,

1. Sur le sort d'un manuscrit de 60 pages, 1790. de trente-deux pages, etc., in-8 |

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