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cratique; car il est plus impersonnel, plus irresponsable, armé de moyens plus formidables qu'aucun autre. Du reste, que le souverain s'appelle roi, empereur, assemblée ou nation, ne reconnaissons à personne un pouvoir aussi exorbitant sur les hommes. Dieu seul a ce pouvoir, parce que seul il est la justice, il est le droit, il est la sagesse, il est tout ce qu'il doit être. Sa souveraineté aussi est inaliénable; la transporter à l'État, ce serait diviniser l'État. Autrefois on avait le Peuple-Roi; on parle beaucoup aujourd'hui du Peuple-Souverain; c'est le PeupleDieu qu'il faudrait appeler ce peuple qui a toujours raison, ce peuple à qui tout est permis.

:

Cette doctrine de l'absolutisme de l'État, qui révoltait lorsque le prince pouvait dire l'État c'est moi, a dù au contraire flatter le peuple, lorsqu'on a prétendu faire de tous ses membres autant de souverains; mais dans un cas, aussi bien que dans l'autre, elle aboutit à l'asservissement. Dans ce double rôle de souverain et de sujet que JeanJacques assigne à chaque citoyen de sa république, on n'a pas réfléchi que chacun est souverain pour un infiniment petit et sujet pour le tout; que le millième ou le millionième de souveraineté de chacun n'est qu'une souveraineté insignifiante, qui ne peut s'exercer que collectivement; tandis que les entraves à la liberté sont des réalités individuelles que chacun ressent par toute sa personne. Le peuple qui exerce le pouvoir n'est pas toujours le même peuple que celui sur qui on

1. Du Despotisme démocratique, titre très caractéristique d'un chapitre de la France

nouvelle, par PREVOST-PARA

DOL.

l'exerce, et le gouvernement de soi-même, dont on parle, n'est pas le gouvernement de chacun par lui-même, mais de chacun par tous les autres1. Ce sophisme, qu'on appelle dans l'École le passage du sens composé au sens divisé, ou réciproquement, est le raisonnement de prédilection de Rousseau. Cent fois il applique aux membres ce qui ne doit s'appliquer qu'au corps, ou au corps ce qui ne doit s'appliquer qu'aux membres. Joignez-y ce qu'on pourrait appeler le sophisme de la mutualité, et vous aurez tout le Contrat social. Vous entravez ma liberté, mais j'entrave également la vôtre; au lieu de dire que nous sommes tous deux asservis, Rousseau conclut au contraire qu'il y a équivalence, et que c'est comme si nous étions libres l'un et l'autre.

Désire-t-on avoir un exemple de ce passage du sens divisé au sens composé Rousseau fait de l'intérêt privé et de la liberté de l'individu la base de son système voilà le sens divisé. Puis il se trouve que l'intérêt public a remplacé l'intérêt privé, que la volonté générale a remplacé la volonté de l'individu, que le souverain est devenu un être collectif: voilà le sens composé. Comment s'est faite la transformation? Pourquoi ce qui convenait à l'individu devient-il applicable à la collection? Pourquoi ce qui est devenu applicable à la collection cesse-t-il de l'être à l'individu ? En attendant que Rousseau réponde à ces questions, on pourrait lui demander de ne pas refuser à l'individu les prérogatives merveilleuses que déjà il n'a accordées au peuple que par une extension fort contestable; si la volonté du

1. STUART MILL, La Liberté, ch. I.

peuple est toujours juste, toujours droite, toujours bonne, toujours tout ce qu'elle doit être, on ne voit pas, dans son système, pourquoi la volonté de chacun ne serait pas également juste, également droite, également bonne, également tout ce qu'elle doit être. La raison pour laquelle un peuple n'est pas lié, c'est qu'il est la source du droit et de la justice; ne suis-je pas au même titre, et à un titre plus élevé, la source du droit et de la justice? Mes intérêts sont la racine primordiale et la base de ceux du peuple. Tout ce qu'il peut, je le puis comme lui, et plus que lui. Du moment que la justice n'oblige pas le peuple, elle n'oblige pas davantage l'individu; car l'individu est lui-même, par nature, son maitre absolu et ne dépend de per

sonne.

L'idée de lci appelle naturellement celle de législateur. En principe, il n'y a qu'un législateur, le peuple; mais ici encore prenons garde aux subtilités. Aucune loi ne peut exister que par la volonté du peuple, c'est convenu; mais si cela signifie qu'il doit approuver et ratifier toutes les lois, cela ne veut pas dire qu'il doive les préparer et les proposer. La préparation et la proposition des lois, tel est l'office du législateur. Office merveilleux, car <«< celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine; de transformer chaque individu;... d'altérer la constitution de l'homme pour la renforcer... d'ôter à l'homme ses propres forces, pour lui en donner qui lui sont étrangères et dont il ne puisse faire usage sans le secours d'autrui1. » Changer la nature humaine; altérer la constitution 1. Contrat social, 1. II, ch. VII.

de l'homme; grande entreprise en effet! Qui sera capable de l'accomplir? Il y faut « un homme à tous égards extraordinaire; » d'autant plus extraordinaire qu'il doit réunir « deux choses qui sont incompatibles: une entreprise au-dessus de la force humaine, et, pour l'exécuter, une autorité qui n'est

rien. »

<«< Autre difficulté qui mérite attention. Les sages qui veulent parler au vulgaire leur langage au lieu du sien, n'en sauraient être entendus. Or, il y a mille sortes d'idées qu'il est impossible de traduire dans la langue du peuple. Les vues trop générales et les objets trop éloignés sont hors de sa portée : chaque individu ne goûtant d'autre plan de gouvernement que celui qui se rapporte à son intérêt particulier, aperçoit difficilement les avantages qu'il doit retirer des privations continuelles qu'imposent de bonnes lois... Voilà ce qui força de tout temps les pères des nations de recourir à l'intervention du ciel et d'honorer les dieux de leur propre sagesse1. » La ruse, le mensonge, de faux prestiges et de faux miracles, tels sont les moyens que Rousseau préconise pour emporter les suffrages. Ne demandons pas jusqu'à quel point un vote ainsi obtenu est sincère, éclairé et valable.

IV

La nature, l'organisation et le choix d'un gouvernement, telle est la troisième des questions fondamentales que Rousseau avait à traiter dans son

1. Contrat social, 1. II, ch. VII.

Contrat social. Gardons-nous de confondre la souveraineté avec le gouvernement; l'une est la puissance législative et appartient essentiellement au peuple; l'autre est la puissance exécutive et appartient à des agents chargés d'exécuter la volonté générale. Qu'ils s'appellent magistrats, princes, rois ou empereurs, ils ne sont, dans tous les cas, que de simples commis ou officiers du peuple, choisis par lui, et tous les jours révocables par lui. Ils répondent assez exactement à nos ministres actuels et à l'armée des fonctionnaires placés sous leurs ordres. Du reste, que le gouvernement soit démocratique, aristocratique ou monarchique, et chacune de ces formes a, suivant les temps et les lieux, ses avantages, il n'y a, dans tous les cas, qu'une constitution légitime, c'est la constitution républicaine. «Le gouvernement civil, dit Voltaire, résumant très bien ici, contre son habitude, la pensée de Rousseau, est la volonté de tous, exécutée par un seul ou par plusieurs, en vertu de lois que tous ont portées 1. >>

son

On a vu quelle autorité Rousseau confère au souverain; il se montre beaucoup plus parcimonieux pour le gouvernement. Émile rapporte de grand voyage d'exploration à la recherche de la meilleure des constitutions (( l'avantage d'avoir connu les gouvernements par tous leurs vices, et les peuples par toutes leurs vertus 2. » Un peuple fort et un gouvernement faible, tel paraît être l'idéal de l'auteur du Contrat social. Sous ce rapport, il a été écouté, nous le savons; mais nous n'ignorons pas non plus combien peu les gouvernements se

1. VOLTAIRE, Idées républicaines, XIII. 2. Émile, 1. V.

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