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LA VIE ET LES ŒUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 279

I

De toutes les condamnations et de toutes les disgrâces qu'attirèrent à Rousseau ses derniers écrits, aucune ne le blessa aussi cruellement dans ses affections et dans son amour-propre que celles qui partaient de Genève. Être condamné par sa patrie, être chassé ou forcé de s'exiler de sa patrie, était à ses yeux un malheur sans égal. Il en gémissait pour lui; il n'en gémissait guère moins pour son injuste et ingrate patrie. Car il était persuadé qu'il avait rendu à Genève les plus grands services. Ne venaitil pas de faire encore pour elle son Contrat social? Ne la rendait-il pas participante de sa gloire? Le Contrat social était, à la vérité, un bienfait dont elle se serait bien passée; mais précisément, Rousseau ne lui pardonnait point le peu de cas qu'elle en faisait. Il reprochait au Conseil ses arrêts, à ses ennemis leurs intrigues, à ses amis même leur indifférence et leur mollesse. D'après la Constitution de Genève, tout citoyen qui croyait la loi violée ou qui improuvait la conduite des magistrats avait le droit de faire des représentations au Conseil. Au lieu des lettres banales qu'on lui écrivait, au lieu des témoignages de condoléance, sans aboutissant possible, qu'on lui donnait, pourquoi avait-on reculé devant ce moyen légal et pratique? Aussi JeanJacques se détachait chaque jour davantage de Genève. « Renoncerez-vous à une patrie indigne de vous, » lui écrivait Moultou, aussitôt après l'arrêt du Conseil'. Il est vrai que par ces mots, Moultou entendait plutôt un exil volontaire qu'une renoncia

1. Lettre de Moultou à Rousseau, 22 juin 1762.

tion en règle; et à cet égard, Rousseau n'avait pas tardé à déclarer que jamais il ne remettrait les pieds à Genève. Il en avait assurément le droit; mais s'il crut punir ainsi les Genevois, il dut bientot s'apercevoir qu'il ne punissait que lui et ses amis. Refuser d'habiter un pays où il se trouvait mal et dont il avait à se plaindre, c'était d'ailleurs un procédé trop simple, trop à la portée de tout le monde pour lui convenir. Il lui fallait poser en persécuté et en grand homme. En vain Moultou combattit son projet d'abdication solennelle'; JeanJacques y tenait et il finit par l'accomplir. En vain reçut-il de Milord Maréchal des conseils de modération 2. « J'ai pris le parti, écrivait-il, dès le 10 août 1762, de renoncer à ma patrie, et même d'y renoncer publiquement; mais comme je ne consulte en ceci que ma convenance et mon honneur, sans que la passion s'en mêle, j'attendrai, sans me presser, l'occasion favorable, et jusque-là je les laisserai triompher en paix3. » Il attendit en effet près d'une année. Enfin, le moment venu, voici la lettre qu'il écrivit au premier syndic de la république de Genève :

Motiers-Travers, le 12 mai 1763.

MONSIEUR,

« Revenu du long étonnement où m'a jeté, de la part du Magnifique Conseil, le procédé que j'en devais le moins attendre, je prends enfin le parti que l'honneur et la raison me prescrivent, quelque cher qu'il en coûte à mon cœur.

1. Lettres de Moultou à Rousseau, 19 février, 19 mars, 20 avril 1763. - 2. Lettres de Milord Maréchal à Rousseau, 22 et

24 février 1763. 3. Lettres à Marcet, 10 août et 20 août 1762.

Je vous déclare donc, Monsieur, et je vous prie de déclarer au Magnifique Conseil, que j'abdique à perpétuité mon droit de bourgeoisie et de cité dans la ville et république de Genève, etc. »

Le Conseil fit inscrire sur ses registres une simple mention de cette lettre, et ne paraît pas s'en être occupé autrement 1.

Cette déclaration, si peu importante en apparence, d'un citoyen d'une petite république qui prend le parti de la quitter, fut cependant le point de départ d'événements assez graves. Cinq ou six ans après, les troubles qu'elle occasionna étaient à peine apai

sés.

Au premier moment, l'acte de Rousseau fut généralement blåmé. Il le fut naturellement par ses ennemis, et, chose plus grave, ils en triomphèrent et s'en réjouirent, il le fut par ses amis, qui, par une raison contraire, s'en affligèrent. Moultou, qui avait essayé de l'empêcher tant qu'il n'avait été qu'en projet, l'approuva aussitôt qu'il fut accompli*. D'autres ne furent pas d'aussi bonne composition. Chappuis notamment écrivit à Jean-Jacques une lettre d'observations et de reproches. Jean-Jacques se justifia, exposa ses raisons; mais eut le tort surtout de les propager dans tout Genève, au moyen de copies de sa lettre. Elle n'était bonne en effet qu'à exciter les esprits et peut-être à soulever des

1. Registres du Conseil d'État, 16 mai 1763. 2. Rousseau, dit Voltaire, se croit CharlesQuint abdiquant l'Empire. Lettre à Vernes, 24 mai 1763.

3. Lettre de Moultou à Rousseau, 7 juin 1763. 4. Lettres de Moultou à Rousseau, 19 février, 19 mars, 20 avril; et en sens contraire, 17 mai 1763.

troubles. Chappuis allait jusqu'à dénier à Rousseau le droit de renoncer à son titre. On pourrait incarcérer, disait-il, un citoyen qui ferait une pareille demande'. C'est possible, mais celui qui la fait a la précaution de se mettre à l'abri d'une arrestation. Il est plus probable, d'ailleurs, qu'aujourd'hui, on se contenterait de lui rire au nez. Le cas de Rousseau est si exceptionnel que les législations ne prennent pas la peine de le prévoir. Que JeanJacques ait été moralement répréhensible, cela est assez évident; mais on serait tenté de dire que, dans cette circonstance, il fit bien plus qu'une faute, il fit une sottise.

Et cependant il arrive quelquefois que rien ne réussit mieux qu'une sottise. L'abdication de Rousseau mit la bourgeoisie en émoi; on voulait à tout prix retenir le grand homme; des citoyens, des artisans, des dames même lui écrivirent pour le presser de revenir sur sa détermination. On parla de représentations, enfin on s'obstina à lui donner autant et plus qu'il n'avait jamais demandé.

Le 18 juin 1763, eurent lieu les premières représentations. Quarante bourgeois, ayant Deluc à leur tête, allèrent demander au Petit Conseil que le jugement contre Rousseau fût rapporté : « déclarant qu'aux termes des édits concernant les sentences contre les livres dangereux, le sieur Rousseau de

1. Lettres de Moultou à Rousseau, 23 et 29 juin; de Rousseau à Moultou, 7 juillet 1763. 2. Lettres de Rousseau à Chappuis, 12 et 24 mai 1763; à Théodore Rousseau, 5 juin 1763; à Duclos, 30 juillet 1763. 3.

Voir la Correspondance, publiée par STRECKEISEN-MOULTOU, et GABEREL, Rousseau et les Genevois. 4. Lettre de Moultou à Rousseau, 7 juin 1763.

vait être appelé, supporté sans diffame ni scandale, admonesté plusieurs fois, et qu'il ne pouvait être jugé qu'en cas d'opiniâtreté obstinée... Que le Contrat social était un traité de droit naturel semblable à ceux qui se vendent dans la ville. » Ils demandaient aussi que les tribunaux fussent présidés par les syndics; qu'aucun citoyen ne pût être emprisonné avant d'avoir été interrogé par un magistrat, et enfin que le Conseil général fût juge des points contestés. Le Conseil répondit, en ce qui concernait Rousseau, que les édits s'appliquaient aux paroles contre l'État ou la religion, mais non aux écrits, lesquels n'ont pas besoin d'explication, et que du reste, il avait le droit de répondre négativement aux représentations, sans en appeler au Conseil général. Ces refus ne firent qu'irriter les esprits. Bientôt une seconde, puis une troisième représentation furent faites par un nombre toujours croissant de citoyens. Neuf fois en trois ans, dit Gaberel, on réclama de la même façon le retrait de la condamnation de Rousseau, et neuf fois la réponse fut négative. La bourgeoisie fut divisée en deux partis d'un côté ceux qui faisaient des représentations, le parti des représentants, au nombre d'environ six cents; de l'autre côté, les partisans du Conseil et de ses réponses négatives, les négatifs, au nombre de quatre cents. Au-dessous, le peuple des natifs qui ne votait pas, mais qui avait son opinion, était en général favorable à Rousseau, et aurait, en cas de troubles, lourdement pesé sur les événements 2.

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