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Rousseau, et Berquin se permit de la mettre en vers; suivant d'aussi près que possible le texte original '.

Depuis quelque temps, Rousseau avait le projet d'écrire ses Confessions. Quand il fut arrivé à Motiers, un de ses premiers soins fut de réunir à cet effet et de classer ses lettres et ses papiers, afin de pouvoir reconstituer l'histoire de sa vie. Mais quel ne fut pas son désappointement de constater dans sa correspondance une lacune de près de six mois, d'octobre 1756 à mars 1757, et, dans ses manuscrits, la disparition des Aventures de Milord Edouard et de la Morale sensitive. Quel était le but, quel était l'auteur de cette soustraction? Car il ne douta pas un instant qu'il n'y eût eu soustraction; en outre, il ne lui sembla pas moins évident que le vol avait été commis à l'hôtel du Luxembourg. Il lui répugnait de soupçonner la Maréchale, quoique la disparition des Aventures de Milord Edouard parut prêter à cette supposition; mais quel intérêt Mme de Luxembourg pouvait-elle prendre à la Morale sensitive? Le pauvre Jean-Jacques s'y perdait. Cependant, comme il lui fallait un coupable, il jeta, faute de mieux, ses soupçons sur d'Alembert. Il ignorait si d'Alembert avait seulement vu ses papiers; mais d'Alembert allait quelquefois à l'hôtel de Luxembourg; il pouvait les avoir vus, et, par suite, les avoir volés. La preuve était faible; mais Jean

1. Particularités sur le séjour de Rousseau à Lyon en 1770, par HORACE COIGNET. Inséré au Tableau historique et littéraire de Lyon du 28 décembre 1822; - BACHAUMONT, 7 juillet 1770,

1er janvier 1771, 28 octobre 1772, 28, 29, 31 octobre et 5 novembre 1775, 22 septembre 1780; Année littéraire, 1775, t. III. Correspondance littéraire, 15 janvier 1775.

Jacques savait se contenter d'un léger indice pour juger un ennemi'.

La disparition de ses lettres occasionnait une lacune fâcheuse dans son œuvre; il prit le parti d'y suppléer de son mieux au moyen de ses souvenirs. Il ne s'était décidé qu'avec peine à écrire ses mé-` moires; mais une fois sa résolution prise, il ne cessa plus de s'y attacher. A l'en croire, il aurait beaucoup trop parlé de son projet ; il aurait dû penser, en effet, qu'il serait mal accueilli par bien des gens. On n'aime pas à se voir déshabiller en public, et il est peu de personnes qui aient à gagner à la divulgation de leurs faits et gestes. Jean-Jacques avait beau dire qu'il serait plus sévère pour lui que pour les autres; n'avait-il pas dit aussi qu'il ne pouvait se peindre, sans peindre beaucoup d'autres gens? Il était bien décidé d'ailleurs à se mettre à l'aise avec

certaines personnes, avec Mme d'Épinay, par exemple. Elle l'y avait autorisé, disait-il, par un libelle effroyable, pour lequel elle avait fourni des renseignements contre lui. Dès le principe, il vit qu'il ne pouvait faire paraître son livre de son vivant (ce qui ne l'empêcha pas de chercher à le vendre') et dès lors il arrêta dans sa pensée le choix de ses deux dépositaires, Dupeyrou et Moultou.

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On ne peut citer, à propos des travaux littéraires de Rousseau, l'idée qu'il eut de refaire et de remanier les Aventures de Robinson Crusoë, son livre

1. Confessions, 1. XII; - Lettre à M. L. D. M., 23 novembre 1770. 2. Lettre à Moultou, 30 janvier 1763. 3. Lettre à Duclos,

-

13 janvier 1765. Cette accusation de Rousseau est encore

TOME II

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favori. Cet ouvrage resta, en effet, à l'état de projet et n'eut pas de suite1.

On ne peut guère parler non plus d'un mémoire qu'il aurait fait, dit-on, en faveur de deux amants, que l'opposition du père de la jeune fille empêchait de se marier. Bachaumont, le seul auteur, à notre connaissance, qui signale ce mémoire, dit qu'il ne fut pas jugé digne des autres ouvrages de Rousseau. Tout ce qu'on sait, c'est que celui-ci s'est intéressé à ces deux amants; que le jeune homme, un officier nommé Leboeuf de Valdahon, ayant été cité en justice par le père comme séducteur, JeanJacques le recommanda vivement à Loyseau de Mauléon, un avocat de ses amis. Quant au mémoire, il ne fait partie d'aucune édition de ses œuvres et on peut le regarder comme apocryphe 2.

On aurait bien voulu intéresser Rousseau en faveur des Protestants de France; mais lui-même avait si peu à se louer des Protestants de Suisse et de Hollande, qu'il accueillit assez mal ces ouvertures. Cependant, un mémoire important ayant été fait sur les mariages des Protestants, il consentit à en donner son avis, tout en refusant d'entrer luimême dans la lice3.

Rousseau avait renoncé, ou croyait avoir renoncé à la littérature. Nous avons vu, et nous verrons encore par la suite qu'il ne l'avait abandonnée qu'à moitié. Cependant il fallait vivre. Sa fortune était des plus minces trois cents livres de rente que Rey

1. Lettre à Rey, 17 mars 1764. 2. BACHAUMONT, 7 avril 1763, 22 février 1764, 2 mai et 19 décembre 1770, 13 mars 1771. Lettre de Rousseau à Loyseau

de Mauléon, s. d. 3. Lettres à M. de Pourtalès, 23 mai et 15 juillet 1764; à Foulquier, 18 octobre 1764; à M. X., s. d. (1765).

faisait à Thérèse; six cents livres que venait de lui assurer Milord Maréchal; plus le produit de l'Emile, six mille livres. Il estimait sa dépense annuelle à soixante louis; il avait donc de quoi subvenir strictement à ses besoins. S'il ne voulait plus d'ailleurs écrire de nouveaux livres, rien ne l'empêchait de tirer parti des anciens. Il songea à faire imprimer son Dictionnaire de Musique; bientôt il tenta de publier une édition générale de ses écrits.

Le DICTIONNAIRE DE MUSIQUE n'était pas de nature à faire naitre des orages; ajoutons qu'il ne pouvait susciter de jaloux. C'est un livre médiocre, et même, comme la plupart des dictionnaires, un livre banal; mais de plus, il est très incomplet. Les partisans de Rousseau en sont réduits, pour le faire valoir, à citer les articles qui ne traitent pas de la musique, par exemple, l'article génie1. Lui-même en devait apercevoir les défauts. « Il ne paraîtra toujours que trop tôt », écrivait-il à Coindet. On dit qu'un jour il l'aurait lacéré et aurait été sur le point de le jeter au feu. Du moment qu'il le conservait, il avait à y faire quelques retouches; il l'acheva à la hâte et le vendit à Duchesne moyennant cent livres une fois payées et trois cents livres de rente viagère. Il avait prié Clairault de le corriger", mais celui-ci mourut avant d'avoir rempli sa mission. Il y eut bien d'autres retards. La censure était sur ses gardes

1. CASTEL-BLAZE, Dictionnaire de musique moderne, Préface; Année littéraire, 1767, t. VII. 2. Lettre à Coindet, 26 décembre 1767. 3. GABEREL, Rousseau et les Genevois, ch. IV. 4. Confessions, 1. XII;

Lettres à Duchesne, 6 février 1763, 16 et 30 décembre 1764, mars, 19 mai, 4 novembre 1765, 14 mars, 8 et 9 septembre, 25 novembre 1767. — 5. Lettres à Clairault, 3 mars 1765; à Rey, 3 mars 1766.

et se montra très méticuleuse. Rousseau, qui était également en défiance, voulut arrêter la publication tant que la censure n'aurait pas procédé à un nouvel examen, «< attendu que des passages raturés et rétablis dans le manuscrit pouvaient faire naître des difficultés. Enfin l'ouvrage parut dans les derniers mois de 1767, mais l'auteur en fut peu satisfait. Rey ne tarda pas à en faire une contrefaçon. Duchesne aurait voulu s'y opposer, mais Rousseau tint à rester en dehors de leur différend".

VII

Rousseau n'en était pas à sa première idée d'édition générale; mais, quand il voulut en venir à l'exécution, il rencontra des difficultés capables d'effrayer dix natures indolentes comme la sienne. Cependant, pensant qu'il y allait de son avenir, il y mit un certain zèle. L'édition que Rey avait faite en 1762 n'était ni correcte ni complète. Eh bien, lui disait Milord Maréchal, « puisque les libraires font de mauvaises éditions de vos livres, que n'en faitesvous une bonne? L'affaire est sûre. » Mais il s'agissait bien de faire lui-même son édition! Quand d'autres en voulurent faire une, ils ne se donnèrent pas même la peine de lui demander, ou ne lui demandèrent que très tardivement son autorisation. « Il y a longtemps, écrivait-il à Duchesne, que j'ai

1. Lettre à M. de Sartines, 9 septembre 1767. - 2. Lettre de Dupeyrou à Rey, 28 septembre 1767.3. Lettres à Rey, 31 décembre 1765, août 1766, 28 sep

tembre 1767; à Duchesne, 19 avril 1766.4. Lettre de Milord Maréchal à Rousseau, 30 octobre 1762.

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