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que j'ai trouvés disposés à concourir à mes vues, pourvu que je leur remette les raisons de Monsieur votre pasteur, qui l'ont déterminé à vous admettre à la sainte Cène... Je leur remettrai la lettre de M. le professeur de Montmollin, et je ne doute. pas qu'ils ne soient satisfaits... Si mon plan réussit, comme je l'espère, vous viendrez alors à Genève... Dès que vous seriez arrivé, nous irions ensemble chez M. le premier syndic, auquel vous diriez ce que vous jugeriez à propos. Vous communieriez à Noël; huit jours après, vous donneriez votre suffrage au Conseil général, pour l'élection de MM. les syndics, sans aucune formalité préliminaire. Par ce moyen, vous seriez réhabilité, et vos envieux auraient la bouche fermée1. » D'autres engageaient Jean-Jacques à venir et à se présenter, entouré de ses amis, dans la pensée que le Conseil n'oserait jamais l'expulser; ou bien, comme Moultou, voulaient qu'il donnât des explications. On sait la manière dont il répondait à ces ouvertures. Le pays, au fond, était très divisé. Voltaire avait de nombreux partisans, surtout dans l'aristocratie; plusieurs cependant, même parmi les membres des Conseils, ne voyaient pas sans inquiétude les conséquences possibles de ces conflits et n'auraient pas été fâchés de rouvrir la porte à leur illustre concitoyen. A une condition toutefois, c'est qu'il ferait quelque soumission, ou au moins, donnerait des explications. Quel est le tribunal qui consent à se déjuger sans nouveaux motifs? Quant au peuple, il tenait franchement pour Jean-Jacques. Entre les

1. Lettre de Deluc à Rousseau, 23 novembre 1762. Voir G.

MAUGRAS, ch. XI.

deux, le clergé, qui était à la fois peuple et aristocratie, qui avait une mission de paix, aurait voulu la conciliation. Nous savons que, parmi les pasteurs, il y en avait que les idées religieuses de Rousseau n'offusquaient qu'à moitié: n'étaient-ils pas couverts par Montmollin, le propre pasteur de Jean-Jacques? Du reste, comme on n'avait guère qu'à choisir entre l'impiété de Rousseau et celle de Voltaire, il ne pouvait y avoir d'hésitation. Voltaire lui-même, avec sa légèreté habituelle, aurait assez facilement pris son parti du retour de son adversaire. Il s'y était attendu dès le principe. « Jean-Jacques reviendra, avait-il dit. Les syndics lui diront: Monsieur Rousseau, vous avez mal fait d'écrire ce que vous avez écrit; promettez de respecter à l'avenir la religion du pays. Jean-Jacques le promettra, et peut-être il dira que l'imprimeur a ajouté quelques pages à son livre1. » Mais précisément Jean-Jacques ne voulait entendre parler ni de rétractation, ni de promesses, ni de soumission d'aucune sorte. Ses amis s'y étaient employés, mais en vain. Il en revenait toujours à son refrain: «< Depuis quand est-ce à l'offensé de demander excuse? Que l'on commence par me faire la satisfaction qui m'est due; je tâcherai d'y répondre convenablement. » On était loin de s'entendre.

Cependant Jean-Jacques n'avait pas attendu ces satisfactions, qui ne devaient jamais arriver, pour préparer sa défense. L'idée lui en avait été suggérée par Moultou3. Il est vrai de dire que d'abord il la rejeta vivement. Moultou s'était alors offert à faire

1. Lettre de Moultou à Rousseau, 7 juillet 1762. - 2. Lettre à M. X., 1763. 3. Lettres de

Moultou à Kousseau, 22 juin et 1er juillet 1762. 4. Lettre à

Mouliou, 6 juillet 1762.

lui-même le travail, à la condition que Rousseau lui donnerait un canevas'. Celui-ci, que son expulsion du canton de Berne rendait plus accommodant, accepta l'offre de Moultou, mais refusa de lui donner le canevas demandé, quoique certainement la lettre qu'il écrivit à Marcet, sous le couvert de Moultou lui-même, en pût bien tenir lieu. On la croirait rédigée par un vieux procureur chicanier. JeanJacques y réduit ses moyens de défense à six chefs : 1° Sa Profession de foi est-elle si évidemment contraire à la religion établie à Genève, qu'on ait pu se dispenser de consulter les théologiens? 2° JeanJacques Rousseau est-il l'auteur du livre qui porte son nom? Comment s'est-on dispensé de le lui demander? 3o Le Parlement de Paris, prétendant que le livre a été imprimé à Paris, a, par une procédure irrégulière, décrété l'auteur sans l'entendre; le Conseil de Genève n'a pas même ce prétexte. 4° La Profession de foi est-elle l'expression des sentiments de Rousseau, ou la citation d'un écrit dont il se fait simplement l'éditeur? 5o A l'égard du Contrat social, si l'on admet avec l'auteur qu'une religion est toujours nécessaire à la bonne constitution d'un État, se trouve-t-on obligé d'en conclure que le Christianisme est cette religion indispensable à toute bonne législation civile? Ne peut-on pas regarder par exemple Sparte et Athènes comme ayant été bien constituées, quoiqu'elles n'aient pas cru en Jésus-Christ? Et si l'auteur s'est trompé à cet égard, a-t-il commis un crime punissable, une hérésie, ou une erreur politique? 6° Ses deux grands principes de gouvernement sont que, légitimement,

1. Lettre de Moultou à Rousseau, 9 juillet 1762.

la souveraineté appartient toujours au peuple, et en second lieu, que le gouvernement aristocratique est le meilleur de tous: que peut-on trouver à Genève de blåmable à ces deux principes'?

Moultou se mit au travail en tremblant. Il savait qu'il n'était pas toujours facile de servir son ami. Rousseau, tout en répétant qu'il ne voulait rien dire, ne lui ménageait ni les avertissements, ni les encouragements. « Je ne veux point voir votre ouvrage, disait-il, mais je dois vous avertir que si vous l'exécutez comme j'imagine, il immortalisera votre nom. Mais vous serez un homme perdu 2. » L'œuvre n'allait pas vite. En octobre, elle était à peine commencée ; en novembre, il était question de l'abandonner. Cependant, le 25 novembre, Moultou veut envoyer ce qu'il a fait; mais Jean-Jacques ne veut rien voir. Enfin, quand le mémoire fut fini, on renonça à l'imprimer. D'autres événements étaient survenus et Rousseau s'était lui-même chargé de sa défense ".

Quant à Moultou, ce qu'il y gagna, ce fut de se faire exclure de la compagnie des pasteurs. Il est vrai que lui-même désirait la quitter. On aurait toléré son amitié pour Rousseau; on ne supporta pas la façon compromettante et souvent peu orthodoxe dont il la manifestait. Mais il n'eut pas

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même la reconnaissance de l'homme pour qui il faisait tant de sacrifices, y compris celui de son devoir. Les deux amis furent plus d'un an sans s'écrire. Les motifs de cette interruption de correspondance ne sont pas bien connus. On a dit que Moultou s'était offensé de certains reproches blessants de Rousseau. On peut, en tout cas, affirmer sans témérité que la faute n'en fut pas à Moultou. Ce fut lui pourtant qui revint le premier, et au moment où parurent les Lettres de la Montagne, c'est-à-dire dans une circonstance où son admiration dut être tempérée par bien des réserves, Moultou se livra avec abandon et simplicité; l'autre se montra méticuleux et déclamateur.

Ici, comme, du reste, dans presque toutes ses amitiés, Jean-Jacques n'eut pas le beau rôle. Un peu plus tard, il eut pourtant un bon mouvement. « Je sens, écrivit-il à Moultou, le prix de ce que vous avez fait pendant que nous ne nous écrivions plus. Je me plaignais de vous, et vous vous occupiez de ma défense. On ne remercie pas de ces choses-là, on les sent; on ne fait point d'excuses, on se corrige 2. >>

IV

La vraie défense de Rousseau est dans sa Lettre à l'Archevêque de Paris.

Les réfutations de l'Emile pleuvaient de toutes

1. Lettre de Moultou à Rousseau, 23 novembre 1764, et Réponse de Rousseau, 7 janvier 1765. 2. Lettre à Moultou, 9 mars 1765.— 3. Jean-Jacques

Rousseau, citoyen de Genève, à Christophe de Beaumont, archevéque de Paris, daté du 18 novembre 1762.

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