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La volonté générale est toute-puissante; car elle a à son service la force de tous et ne peut avoir contre elle que des forces particulières et divisées. << Comme la nature, dit Rousseau, donne à chaque homme un pouvoir absolu sur tous ses membres, le pacte social donne au corps politique un pouvoir absolu sur tous les siens 1. >> «Quiconque refusera d'obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps, ce qui ne signifie autre chose sinon qu'on le forcera d'être libre 2. >> C'est la devise républicaine liberté, égalité, fraternité ou la mort.

La volonté générale, qui a tout pouvoir sur ses membres, n'est elle-mème soumise à aucune loi obligatoire, pas même à la loi du contrat. Elle ne peut être obligée envers ses membres, car elle ne serait plus au-dessus d'eux; elle ne peut être obligée envers elle-même, car on ne contracte pas avec soimême. Inutile d'ailleurs de lui demander des garanties; il est impossible que le corps veuille nuire à ses membres. « Le souverain, par cela seul qu'il est, est toujours tout ce qu'il doit être 3. »

La volonté générale, comme toute volonté, ne peut rester renfermée en elle-même; il faut qu'elle s'exprime en acte; cet acte, c'est la loi. La loi est donc l'expression de la volonté générale, « le registre de nos volontés », et en cette qualité, elle participe à tous les caractères de la volonté générale elle est toujours juste, toujours droite, toujours égale et s'appliquant à tous, sans acception de personnes. Comme la volonté générale, elle est obligatoire et toute-puissante; elle est inaliénable et

1. Contrat social, 1. II, ch. IV.

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2. Id., 1. I, ch. VII. 3. Id.

n'admet ni délégation, ni représentation. « Les députés du peuple ne sont ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n'a point ratifiée est nulle; ce n'est point une loi'.» « Le souverain, n'ayant d'autre force que la puissance législative, n'agit que par des lois, et les lois n'étant que des actes authentiques de la volonté générale, le souverain ne saurait agir que quand le peuple est assemblé. Le peuple assemblé, dira-t-on, quelle chimère ! C'est une chimère aujourd'hui, mais ce n'en était pas une il y a deux mille ans. » Quoi qu'il en soit, Rousseau nous donne comme une nécessité actuelle ce qui actuellement est une chimère. Il parait que, depuis deux mille ans, il n'y a plus de lois dans le monde.

Ne recherchons pas si le régime plébiscitaire est toujours la fidèle expression de la volonté générale ; si les réponses ne dépendent pas de la manière de poser les questions; s'il n'y a pas mille moyens d'influer sur les votes; les précautions que Rousseau veut prendre contre ces inconvénients montrent qu'il en a senti la gravité. La volonté générale est inaliénable et ne saurait être déléguée; voilà la théorie; mais Rousseau savait assez d'histoire pour ne pouvoir ignorer qu'en fait, cette volonté si inaliénable a presque toujours été aliénée; que le pouvoir du peuple a presque toujours été le pouvoir de quelqu'un ou de quelques-uns. « La souveraineté du peuple, dit Taine, interprétée par la foule, produit l'anarchie; interprétée par les chefs, le des

1. Contrat social, 1. III, ch. xv. 2. Id., ch. XII.

potisme parfait. Anarchie ou despotisme, triste alternative, dont, en fait, on ne voit guère que l'une des faces, le despotisme. Sauf, peut-être, aux jours d'insurrection ou d'émeute, le peuple, en effet, ne manque jamais d'amis dévoués, tout prêts à gouverner en son nom, et, pour son plus grand bien, à le décharger du fardeau du pouvoir'. » C'était déjà la théorie romaine; les Césars gouvernaient au nom du peuple et comme les délégués du peuple. Quod principi placuit legis habet vigorem, utpote populus ei et in eum omne suum imperium et potestatem conferat.

Cependant, de l'aveu de Rousseau, le pouvoir direct est impossible aujourd'hui; cela suffit pour faire justice de son système. Il a constamment en vue le régime politique des Anciens; mais il n'y a aucune parité à établir entre eux et les modernes. Les Anciens vivaient sur la place publique; la famille les occupait peu; ils faisaient à peine le commerce et laissaient le travail aux esclaves. Il est vrai que la première République française voulut imiter, au moins de loin, les beaux temps de l'antiquité. Les assemblées de toute sorte assemblées primaires et secondaires, assemblées de baillages. et de paroisses, les élections perpétuelles et pour toute sorte de fonctions, le service de la garde nationale, y devinrent, presque dès l'origine, une charge très laborieuse. On a calculé que, pour satisfaire au vœu de la loi, chaque citoyen, chaque électeur y devait donner aux affaires publiques environ

1. TAINE, L'Ancien Régime, 1. III, ch. 1v, sect. 3. 2. Digeste, tit. IV, De constitutio

nibus principum.· Voir aussi manuscrit de Genève, p. 48 et 55.

deux jours par semaine, un tiers de son temps'. Il est heureux que tout le monde ne se soit pas soumis à ces exigences. Qui est-ce qui aurait labouré la terre? Les Anciens, au moins, avaient les esclaves. Mais pourquoi les modernes n'en auraient-ils pas aussi? « Quoi, dit Rousseau, la liberté ne se maintient qu'à l'appui de la servitude? Peut-être. Les deux excès se touchent. Tout ce qui n'est point dans la nature a ses inconvénients, et la Société civile plus que tout le reste. Il y a telles positions malheureuses, où l'on ne peut conserver sa liberté qu'aux dépens de celle d'autrui, et où le citoyen ne peut être parfaitement libre, que l'esclave ne soit extrêmement esclave. Pour vous, peuples modernes, vous n'avez point d'esclaves, mais vous l'êtes; vous payez leur liberté de la vôtre. Vous avez beau vanter cette préférence, j'y trouve plus de lâcheté que d'humanité 2. » Ces paroles n'ont pas besoin de commentaires. Rousseau ajoute : « Je n'entends point par là qu'il faille avoir des esclaves. » Q'entend-il done?

Continuons à exposer les caractères de la loi. Comme la volonté générale, elle est, sinon la source, au moins l'expression exacte du droit. Point de droits hors de la loi de l'État; point de droits contre la loi de l'État. A ce propos, Rousseau consent à déclarer ici, contrairement à ce qu'il a dit ailleurs, que ce qui est bien est tel par la nature des choses et indépendamment des conventions sociales; que toute justice vient de Dieu, et que lui seul en est la source. Il ajoute, il est vrai, que ces notions méta

1. TAINE, De la Révolution, t. I, 1. II, ch. III, sect. 4.

2. Contrat social, 1. III, ch. xv.

physiques n'ont rien à voir dans un traité de politique. Donnons-lui acte néanmoins de ces bonnes paroles 1.

On pourrait ajouter des détails à ce code du despotisme; le résumé que nous venons de faire est suffisant. Louis XIV disant : l'État c'est moi; Napoléon soumettant les rois et les peuples à son pouvoir personnel n'élevèrent jamais l'absolutisme à une telle puissance; il n'y eut à en approcher que la Convention et le Comité de salut public.

Il ne faut pas croire d'ailleurs que Rousseau ait toujours été si opposé au despotisme d'un homme. Il a comparé à la quadrature du cercle « la forme de gouvernement qui met la loi au-dessus de l'homme. Si cette forme est trouvable, ajoute-t-il, cherchons-la et tàchons de l'établir... Si malheureusement cette forme n'est pas trouvable, et j'avoue ingénument que je crois qu'elle ne l'est pas, mon avis est qu'il faut passer à l'autre extrémité et mettre tout d'un coup l'homme autant au-dessus de la loi qu'il peut l'être; par conséquent établir le despotisme arbitraire, et le plus arbitraire qu'il est possible; je voudrais que le despote pût être Dieu 2. »

Rousseau, et après lui ses disciples, répondent à tout par les mots magiques de volonté générale, de démocratie, de loi des majorités; mais l'individu a bien, lui aussi, ses droits, et la tyrannie, pour être la loi des majorités, n'en est pas moins la tyrannie 3. Point de despotisme pire que le despotisme démo

1. Contrat social, 1. II, ch. VI. 2. Leltre au marquis de Mirabeau, 26 juillet 1767.

3.

Voir STUART MILL, La Liberté, ch. 1.

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