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et même avec empressement; sans qu'il ait même été question d'explication ni de rétractation 1. Était-ce suffisant? Montmollin le crut. On lui avait recommandé Rousseau comme « une personne de mérite et de mœurs; » il avait pu admirer sa' douceur, son affabilité, sa modération, ses aumônes; il l'avait vu fréquenter avec assiduité, respect et dévotion les saintes assemblées, au point d'être devenu un objet d'édification pour tout le pays; il avait des motifs de croire qu'il avait renoncé à écrire; il avait pu juger de sa prudence et de sa sagesse en face des questions indiscrètes; il en avait obtenu les assurances les plus formelles sur son attachement à la religion réformée et l'expression la plus nette de son désir d'approcher de la sainte table. Rousseau avait d'ailleurs fourni les explications les plus favorables sur les équivoques auxquelles avait donné lieu son livre. On s'était mépris, avait-il dit, sur ses intentions; il avait eu, en le composant, un triple but combattre l'Église romaine et surtout son principe, hors de l'Église, point de salut; s'élever contre l'ouvrage infernal De l'Esprit et son matérialisme; foudroyer nos nouveaux philosophes, qui sapent par les fondements et la religion naturelle et la religion révélée. Enfin Montmollin ne s'était pas livré uniquement à son propre jugement, mais il avait pris l'avis de son consistoire, sorte d'assemblée de paysans, fort peu compétente sans doute en fait d'orthodoxie; surtout il avait agi avec l'assentiment de la classe des pasteurs de Neuchâtel qui, sans renoncer à poursuivre

1. Lettres à Jacob Vernet, 31 août; à Mouliou, septembre;

à Mm. de Boufflers, 30 octobre 1762.

l'Émile, avait cependant incliné vers le parti de la charité et de la tolérance'. Ces raisons, quoique présentées avec beaucoup d'art, n'eurent pourtant pas l'avantage d'être unanimement acceptées.

Rousseau, qui comptait sans doute sur sa communion pour se réhabiliter dans l'esprit de ses concitoyens, ne manqua pas d'en informer ses amis, et même un peu ses adversaires. Grande nouvelle en effet, qui d'abord parut répondre à son attente. « Votre lettre à M. de Montmollin, lui répondit Moultou, a ranimé le courage de vos amis. On en a bien deux cents exemplaires . » Par malheur il n'y eut pas que les amis à la lire. Vernet la lut, ce qui ne l'empêcha pas, comme on sait, de publier sa réfutation de l'Émile; Sarasin la lut aussi et prit en main les intérêts de l'orthodoxie protestante. «< L'ouvrage, d'après M. Rousseau, porte avec soi tous ses éclaircissements; mais c'est précisément, dit Sarasin, parce que le livre est assez, et trop clair, qu'il n'est pas possible, ne fût-ce qu'à cause de l'édification publique, d'en admettre l'auteur à la communion, sans une rétractation formelle des principes d'incrédulité qu'il a mis au jour, et qui sont connus de l'univers. » Voilà donc, dès le premier jour, deux courants, et entre les deux, le pauvre Montmollin désorienté, car il aurait bien voulu satisfaire tout le monde, et par surcroît, remplir ses devoirs de pasteur.

Chacun, à Genève, s'intéressait à cette affaire; Rousseau et Montmollin étaient assaillis de visites

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et de questions; on aurait voulu exploiter la lettre de Montmollin à Sarasin comme on avait fait de celle de Rousseau; il n'est pas d'instances qu'on n'ait tentées auprès du pasteur, pour en obtenir la publication ou au moins des copies. La connaissance de cette lettre, disait d'Ivernois, est d'une absolue nécessité. On n'en espérait rien moins que la revision du procès de l'Emile et le retour de Rousseau dans sa patrie1. Montmollin, malgré son désir d'être utile à son paroissien, ne se prêta qu'à moitié à ces demandes.

Ceux des partisans de Rousseau qui l'auraient voulu plus chrétien n'étaient pas, du reste, les moins empressés à solliciter la publication de la lettre. Ils espéraient, en effet, qu'elle favoriserait le retour complet à la religion de leur illustre compatriote, retour que hâterait encore la douceur et la tolérance du pasteur2.

Ainsi l'on ne rêvait à rien moins qu'à convertir l'auteur du Vicaire savoyard. Montmollin s'attacha à cette ingrate besogne avec un zèle qui, plus d'une fois sans doute, dut faire sourire le néophyte. Il multiplia auprès de lui ses conversations et ses exhortations; stimulé par Sarasin, il lui proposa une formule de rétractation, ou du moins, lui demanda des explications écrites. Un moment, il s'imagina être à la veille de réussir. « Entre nous, dit-il, je crois qu'il ne s'écoulera pas bien du temps pour que le public et l'Église ne reçoivent de l'édification de la part de M. Rousseau. L'ouvrage est heureu

1. Lettre de d'Ivernois, 23 novembre 1762, et de Deluc, 22 janvier 1763, à Montmollin.

2. Lettre de Roustan à Montmollin, 18 octobre 1762.

sement commencé, et je crois que je l'amènerai à sa perfection'. » Brave pasteur! sa naïveté aurait de quoi surprendre, si Jean-Jacques n'avait lui-même travaillé à l'entretenir. Non content de subir tous les sermons qui lui étaient infligés, n'alla-t-il pas jusqu'à annoter et corriger de sa main une lettre, précisément la fameuse lettre du 25 septembre, dans laquelle Montmollin exposait ses sentiments religieux. Plus tard, quand il fut brouillé avec Montmollin, il chercha, il est vrai, à atténuer la valeur de cet acte, à montrer qu'il n'était pas responsable des idées qu'on lui prêtait; mais ses annotations et ses corrections peuvent-elles être autre chose qu'une approbation, aussi bien de ce qu'il avait laissé que de ce qu'il avait écrit ?

Une maladie qu'il fit alors vint encore réchauffer le zèle du pasteur; mais les exhortations suprêmes ne furent pas plus efficaces que les autres. JeanJacques guérit et ne donna point à l'église protestante l'édification tant désirée ".

La communion de Rousseau prêtait au ridicule auprès des libres-penseurs; Voltaire n'eut garde de laisser échapper une aussi bonne occasion de plaisanter. Rousseau d'ailleurs, en parlant de Voltaire, montra que, lui aussi, savait au besoin avoir de l'esprit et manier agréablement la plaisanterie.

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2. Lettre à Dupeyrou, 8 août 1765. -3. Lettres de Rousseau à Moultou, 19 décembre; de Montmollin à Sarasin, fin décembre 1762. 4. Lettres de Sarasin à Montmollin, 9 février et 5 mars 1763. 5. Lettres de Voltaire à Damilaville, 9 et 18 septembre

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Mme de Boufflers, presque la seule personne qui eût conservé avec Rousseau une certaine liberté de langage, le blåma. nettement. L'autre s'expliqua, donna des raisons, dit des choses dures, et chacun, comme il arrive d'habitude, garda son sentiment. Mme de Boufffers ne voyait dans la conduite de Rousseau qu'une habileté qui n'en imposerait à personne et donnerait une nouvelle prise à ses ennemis; Rousseau, plus convaincu ou plus adroit, présenta sa communion comme un acte de conscience et de loyauté, et sans rien rétracter de ses idées, se donna comme un bon chrétien et un calviniste fervent. II avait l'absolution de son pasteur; bien exigeant serait celui qui lui en demanderait davantage1.

On comptait sur la communion de Rousseau pour préparer son retour à Genève. Il est certain qu'on manoeuvra dans ce sens, et peut-être aurait-on réussi, si le principal intéressé s'était prêté aux bons offices de ses amis. « Des foules de Genevois, ditil, sont accourus à Motiers, m'embrassant avec des larmes de joie, et appelant hautement M. de Montmollin leur bienfaiteur et leur père. Il est même sûr que cette affaire aurait des suites, pour peu que je fusse d'humeur à m'y prêter 2. »

Deluc, le plus ardent des amis de Rousseau, avait tout un plan à ce sujet. Plus de quatre cents citoyens et bourgeois s'étant abstenus de voter aux élections des magistrats, « Je n'ignore pas, écrivit Deluc, que la violation de nos lois à votre égard en est le principal motif. J'ai vu MM. les syndics,

1. Lettres de M. de Boufflers à Rousseau, 22 octobre, 10 novembre, 15 décembre 1762; Réponses de Rousseau, 30 octobre

et 26 novembre 1762. Conf., 1. XII. 2. Lettre à Mme de Boufflers, 30 octobre 1762.

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