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dans l'été, c'étaient des promenades dans les bois des environs. Dans les beaux clairs de lune, il se plaisait sur les bords de l'Areuse à chanter des duos. Nous avions toujours bon nombre d'auditeurs, surtout les jeunes filles du village, qui ne manquaient pas de venir nous écouter1. »>

Par une fantaisie inexplicable, Jean-Jacques choisit, pour en faire sa chambre, une pièce petite, mal située, en plein nord et n'ayant de vue que sur une cour. C'était la seule qui ne donnât pas sur la montagne. Aujourd'hui elle est encore à peu près dans le même état. Il avait pratiqué dans un coin, près de la fenêtre, une sorte de réduit, entre deux petites bibliothèques, avec une planche attachée au mur, en forme de pupitre, sur laquelle il écrivait debout. Il recevait dans sa chambre, mais ne permettait à personne d'entrer dans ce recoin, de peur qu'on ne touchât à ses livres et à ses papiers. Sur le devant de la maison, régnait une galerie ouverte, où il allait souvent lire et se promener. Il en avait fait fermer les deux bouts avec des planches, dans lesquelles il avait fait percer de petits trous, afin de reconnaître les personnes qui venaient le voir. Un escalier conduisant de la galerie dans la grange, et de là dans la campagne, lui permettait d'éviter les importuns 2.

Dès son arrivée, il avait changé de costume et pris l'habit arménien. Ses infirmités, dit-il, lui rendaient ce vêtement plus commode. On peut affirmer que le désir de se singulariser n'eut pas moins de part

1. D'ESCHERNY, De Rousseau el des philosophes du XVIIIe siècle, ch. II. Voir aussi Anecdotes sur J.-J. Rousseau, tirées du

voyage de William Coxe en Suisse, ch. XLVIII. 2. FRITZ BERTHOUD; -WILLIAM COXE.

à sa détermination. Il y songeait dès le temps qu'il habitait Montmorency. Peut-être même en avait-il trouvé l'idée beaucoup plus tôt dans un roman de Marivaux, Les Effets surprenants de la sympathie'. Jusque-là les événements l'avaient empèché de mettre son projet à exécution; dans ses montagnes, cela devenait facile. La Roche, valet de chambre de M. de Luxembourg, lui adressa les renseignements les plus détaillés sur toutes les parties du costume 2; lui-même surveilla la confection du vêtement avec le soin le plus minutieux. Il demanda et obtint l'approbation du pasteur de Motiers, de sorte qu'il ne parut plus désormais, même au temple, qu'avec l'habit arménien complet, veste, cafetan, bonnet fourré et ceinture. Plusieurs de ses portraits le représentent dans cet accoutrement 3.

Son état de santé ne pouvait manquer d'avoir une grande influence sur son genre de vie et sur son humeur; mais sur ce point, on est en présence de deux témoignages bien différents. Veut-on s'en rapporter à Rousseau: il ne se portera bien que quand il sera mort; si son état devait durer plus longtemps, il se croirait déjà mort; il n'attend pas d'autre changement à son sort ici-bas que son terme; il ne lui reste plus qu'à souffrir et à mourir; — il se regarde comme ne vivant déjà plus; il est aussi malade de l'esprit que du corps'; - le séjour qu'il

1. Voir, dans la Revue des Deux Mondes, du 15 décembre 1883, Études sur le XVIIIe siècle : Marivaux, par F. BRUNETIÈRE. -2. Manuscrit des lettres de Rousseau à Mme de Luxembourg, à la bibliothèque de la Cham

bre des députés. 3. Confes-
sions, 1. XII. 4. Lettre à
Mme Latour, 4 janvier 1763.
5. Id., 21 août 1763. — 6. Lettre
à Mme de Boufflers, 28 décem-
bre 1763. - 7. Lettre à M. A.,
7 avril 1764.

habite, quoique sain pour les autres, est mortel pour lui; son état empire au lieu de s'adoucir 2. On pourrait faire vingt citations du même genre. Préfère-t-on consulter d'Escherny? Rousseau mangeait bien, dormait bien, marchait mieux que personne, était gai et de bonne humeur, et, sauf une infirmité plus gênante que dangereuse, se portait parfaitement. Lequel des deux faut-il croire? Ni l'un ni l'autre peut-être. Il est certain que si Rousseau avait été aussi malade qu'il le dit, il n'aurait jamais pu résister aux courses fatigantes et aux travaux excessifs qu'il a faits à cette époque. Ses maux d'ailleurs ont si souvent l'air d'un refrain destiné à le délivrer d'une personne ou d'une besogne importune, son séjour lui devient mortel si juste au moment où il a le désir de le quitter, qu'on ne saurait faire grande attention à ses plaintes. Souvenonsnous toutefois qu'il avait une infirmité qui ne laissait pas que de le tourmenter, et qu'il fut véritablement malade à diverses époques. Il le fut vers la fin de 1762; il le fut d'autres fois encore. On peut bien admettre, pour le moins, qu'il n'aurait pas tant gémi, s'il n'avait quelque peu souffert. Il souffrait, sans doute, parce qu'il s'imaginait souffrir; il souffrait, parce qu'il était doué d'une sensibilité morale qui devait réagir sur sa constitution physique; mais cette sensibilité n'en était pas moins un mal réel, qui lui causait de véritables douleurs, des douleurs qui l'amenèrent jusqu'à la pensée du suicide. Cette résolution fut heureusement passagère, et elle peut

1. Lettres à Duchesne, 20 juillet 1764; à Mme de Boufflers, 26 août 1764; à Dupeyrou, 23 mai 1765.

2. Lettre à d'Iverncis, 23 avril

1765. 3. D'ESCHERNY, De Rousseau, etc., ch. XI. 4. Lettre de Moultou à Rousseau, 23 décembre 1762.

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être regardée comme l'effet d'un moment de désespoir, plutôt que comme une détermination arrêtée. Rousseau était, par principe et par nature, opposé au suicide; il en caressa cependant la pensée pendant au moins une journée, au point d'être près de l'exécuter. «< Ma situation physique, écrit-il à Duclos, a tellement empiré et s'est tellement déterminée, que mes douleurs sans relâche et sans ressource me mettent absolument dans le cas de l'exception marquée par Milord Édouard, en répondant à SaintPreux Usque adeone mori miserum est? » Une seule chose semble le tourmenter, le sort de Thérèse, quand elle ne l'aura plus. Il la recommande à Martinet et lui remet un testament en sa faveur 2. Moultou lui répondit : Soyez tranquille sur le comte de Me Le Vasseur; je sais tout ce qu'elle vaut, et il n'est rien que je ne fisse pour elle. Ne sais-je pas combien elle vous est chère. » Un peu plus tard, Mme de Verdelin offrit de la prendre chez elle, comme son amie, et de tout faire pour la mettre à son aise. Mais Jean-Jacques aurait préféré lui assurer une existence modeste à la campagne. Il était précisément entré en relations avec un prêtre du Bugey, le curé d'Ambérieux, qui avait prêté son assistance à Thérèse, un jour qu'elle avait été insultée par des jeunes gens dans une voiture publique. Il eut l'espoir de la caser de ce côté. « Elle est bonne catholique, écrivit-il, et tient à habiter un pays catholique. Elle a des vertus rares, un cœur excellent, une honnêteté de mœurs,

1. Nouvelle Héloïse, 3o partie, lettre 22.2. Lettres à Duclos, à Martinet et à Moultou, 1er août 1763. - 3. Lettre de Moultou à

Rousseau, août 1763. 4. Lettre de Mme de Verdelin à Rousseau, janvier 1764.

une fidélité et un désintéressement à toute épreuve; elle n'est plus jeune et ne veut d'établissement d'aucune espèce'. » Le curé chercha-t-il d'autres renseignements? Toujours est-il que la proposition n'eut pas de suite, et que Jean-Jacques fut assez mécontent du curé. En toute occasion, du reste, Jean-Jacques aimait à vanter la religion et la moralité de sa bonne. A Montmorency, elle faisait maigre en carême; à Motiers, on avait choisi une habitation à portée d'un village catholique, afin de lui donner la facilité d'y aller remplir ses devoirs 2.

II

Nous avons dit que Rousseau eut à Motiers le bonheur de se faire des amitiés sùres. On doit placer en tête Milord Maréchal.

MILORD MARECHAL eut le mérite de prendre JeanJacques tel qu'il était, sans prétendre le changer ou le corriger. Passablement sceptique et très original lui-même, il ne s'étonnait point de l'originalité des autres. Tenant assez peu aux formes, il était disposé à en dispenser son ami; à cause de cela. peut-être, celui-ci s'en dispensa moins avec lui qu'avec qui que ce fut. L'âge de Milord Maréchal permettait d'ailleurs à Rousseau de lui donner certains témoignages d'honneur et de respect, sans déroger à ses principes sur les grands; ou plutôt il n'y eut entre eux ni grand ni petit; l'amitié avait

1. Lettre au curé d'Ambérieux,

25 août 1763.

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2. Lettre à Duchesne, 16 janvier 1763; à Du

moulin, même jour; à Bultafuoco, 24 mars 1765.

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