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l'ordre de sortir dans quinze jours des terres de la République. Mais il est vrai que cet avis n'a pas passé sans contradiction ni sans murmure, et qu'il y a eu peu d'approbations dans les DeuxCents, et aucune dans le pays. Je partis le même jour, et le lendemain, j'arrivai ici (à Motiers-Travers) où, malgré l'accueil qu'on m'y fait, j'aurais tort de m'y croire plus en sûreté qu'ailleurs'. »> « Cet ordre, avait-il dit précédemment, a été donné à regret, aux pressantes sollicitations du Conseil de Genève... Je suis ici depuis hier, et j'y prends haleine, en attendant qu'il plaise à MM. de Voltaire et Tronchin de m'y poursuivre et de m'en faire chasser, ce que je ne doute pas qui m'arrive bientôt 2. >>

On prétendit en effet que Voltaire avait circonvenu à Berne le pasteur Bertrand et le sénateur Freudenreich. Non content de se justifier de cette accusation, dans la même lettre et par les mêmes raisons que pour la condamnation de Genève ", Voltaire obtint de Freudenreich une attestation établissant de la manière la plus formelle que, ni directement, ni indirectement, ni verbalement, ni par écrit, il ne s'était occupé à Berne des affaires de JeanJacques. Moultou assure aussi que le Conseil de Genève (il ne parle pas des particuliers) n'avait rien fait auprès de Messieurs de Berne pour le faire chasser. Mais que ce soit ou non à l'instigation du Conseil de Genève, un nouvel exil ne lui en était pas moins imposé.

1. Lettre à Moultou, 15 juillet

1762. 2. Id., 11 juillet 1762. - 3. Lettre de Voltaire à Lullin, 5 juillet 1766. (Voir ci-dessus,

p.181).-4. DESNOIRESTERRES, t. VI, p. 352.-3. Lettre de Moultou à Rousseau, 17 juillet 1762.

L'expulsion du territoire de Berne ne prit pas Rousseau au dépourvu, autant que l'avait fait celle de Paris. Il s'était, il est vrai, déjà attaché à Roguin et à sa famille. Il avait même accepté du colonel son neveu un petit pavillon. Il allait s'y emménager et avait écrit à Thérèse de le venir joindre; il lui fallut procéder à un nouveau départ. Heureusement, il n'eut pas loin à aller. Mme de Boufflers, qui avait pris en quelque sorte la spécialité des logements à lui offrir, lui avait parlé précédemment de l'Angleterre; mais l'Angleterre, c'était pour lui presque le bout du monde ; ou bien d'un château appartenant à une de ses amies, la comtesse de la Mark; mais où était ce château, et lui faudrait-il encore faire des voyages'? D'un autre côté, Ustéri aurait voulu l'attirer à Zurich, d'où, disait-il, il ne courrait point le risque d'être chassé. Cependant, le moment venu, il lui fut fait, tout auprès de lui, une offre qui lui sourit davantage. Mme Boy de la Tour, nièce de Roguin, lui proposa une maison toute meublée, qui appartenait à son fils, au village de Motiers, dans le val de Travers, comté de Neuchâtel. Jean-Jacques n'aurait, pour s'y rendre, qu'une montagne à traverser. Il accepta. Là, au moins, dans les États du roi de Prusse, il n'aurait pas à craindre les persécutions religieuses.

1. Lettre de Mme de Boufflers à Rousseau, 24 juin, et Réponse de Rousseau, 4 juillet 1762. 2. Lettre de Moultou à Rousseau,

Il existe à la

9 juillet 1762.
Bibliothèque de Neuchâtel plu-
sieurs lettres d'Usteri à ce
sujet.

CHAPITRE XXIII

Du 10 Juillet 1762 au 7 Septembre 17651.

SOMMAIRE J.-J. ROUSSEAU AU VAL DE TRAVERS. I. Lettres de Rousseau au roi de Prusse et à Milord Maréchal. Bienveillance de Frédéric II.

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Deux lettres de Rousseau au maréchal de Luxembourg. Arrivée de
Thérèse. Premières idées de départ. Genre de vie de Rousseau. -
Il prend le costume arménien. Son état de santé à Motiers. Pro-

jets de suicide.

Projet de

-

Témoi

II. Amitiés contractées par Rousseau; Milord Maréchal. se retirer avec lui en Écosse. Départ de Milord Maréchal. gnages d'honneur et d'estime donnés à Rousseau par les communes de Motiers et de Couvet. Milord Maréchal assure à Rousseau 600 livres

de rente viagère. Mme Boy de la Tour et sa famille. Le colonel de Pury. Dupeyrou. Laliaud. D'Ivernois. D'Escherny. Tentative de réconciliation avec Diderot.

- Sauttersheim.

respondance.

--

Séguier de Saint-Brisson. Visites nombreuses que reçoit Rousseau. Sa cor

III. Relations de Rousseau avec Genève. Il refuse de se prêter à aucune soumission. Relations de Rousseau avec son pasteur. Rousseau approche de la sainte table. - Effets que produit cette communion à Genève. Appréciations de Voltaire et de Mme de Boufflers. - Projets de défense de Rousseau. Brouillerie avec Moultou.

IV. Lettre de Rousseau à l'Archevêque de Paris. Le mandement et la personne de Christophe de Beaumont. Réponse de Rousseau. Impression de la Lettre.

L'introduction en est interdite à Paris et à Genève. Effet que produit la Lettre à Genève. Satisfaction de Voltaire.

V. Rousseau législateur des Corses. Ses relations avec Paoli et Buttafuoco. Projet de constitution pour les Corses.

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VI. Pygmalion. Soustraction d'une partie des papiers et de la correspondance de Rousseau. Rousseau travaille à ses Confessions. Impression du Dictionnaire de musique. VII. Editions générales des œuvres de Rousseau. Les portraits de Rousseau. Projet d'une édition générale, faite à Motiers, sous les yeux de l'auteur. Dupeyrou se charge des embarras et des frais de l'édi

tion générale.

VIII. Passion de Rousseau pour la botanique.. Il apprend faire des

lacets.

Usage qu'il fait de ses lacets.

IX. Mort de Mme de Warens et du maréchal de Luxembourg. - Rapports de Rousseau avec Mme de Luxembourg.

1. Confessions, 1. XII.

Jean-Jacques Rousseau habita le Val de Travers pendant trois ans et deux mois du 10 juillet 1762 au 8 septembre 1765 1.

Son premier soin, en arrivant, fut de se mettre en règle avec les autorités du pays.

Sa lettre au Roi de Prusse, à défaut d'autre mérite, a au moins celui de l'originalité : « Sire, j'ai dit beaucoup de mal de vous, j'en dirai peut-être encore. Cependant, chassé de France, de Genève, du canton de Berne, je viens chercher un asile dans vos États. Ma faute est peut-être de n'avoir pas commencé par là. Cet éloge est de ceux dont vous êtes digne. Sire, je n'ai mérité de vous aucune grâce et je n'en demande pas; mais j'ai cru devoir déclarer à Votre Majesté que j'étais en son pouvoir, et que j'y voulais être. Elle peut disposer de moi comme il lui plaira.

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La lettre qu'il écrivit au gouverneur du comté est moins impertinente et plus naturelle. On remarquera qu'elle est la première qu'il ait fait précéder de sa devise Vitam impendere vero2.

Le gouverneur du comté de Neuchâtel était alors un vieil Écossais, qui avait abandonné le parti des Stuarts pour s'attacher au Roi de Prusse. Il s'appelait lord Keith, mais il était plus connu sous le nom de Milord Maréchal. C'était un vieillard serviable,

1. J.-J. Rousseau au Val de Travers, par M. FRITZ BERTHOUD, in-12, 1881. Ce volume nous a été très utile pour la composition de ce chapitre. Il n'est pas seulement précieux à cause des détails inédits qu'il rapporte; il l'est encore

TOME II

à cause des faits connus qu'il
précise ou qu'il rectifie, et
aussi à cause des lieux qu'il
décrit. On sent à chaque page
que l'auteur est du pays.
2. Lettres au Roi de Prusse et
à Milord Maréchal, juillet 1762.

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quoique un peu bourru, très original, passablement philosophe, épicurien, sceptique, et que les questions religieuses laissaient parfaitement indifférent. Rousseau alla le voir et, dès sa première visite, fut saisi de respect, d'affection, presque de tendresse, de sorte qu'à partir de ce moment, commença entre eux une amitié qui, peut-être, ne se termina qu'avec la vie.

Milord Maréchal habitait, l'été, le château du Colombier, qui n'était qu'à 6 lieues de Motiers. Il vint voir Rousseau à son tour et resta deux jours chez lui. Bientôt ils ne pouvaient plus se passer l'un de l'autre. Rousseau allait au Colombier au moins tous les quinze jours passer vingt-quatre heures. Il va jusqu'à comparer ces visites à celles qu'il faisait à Eau-Bonne; cependant, à aucun prix, il ne voulut consentir à rester chez Milord Maréchal. Il l'appelait son père; celui-ci appelait Rousseau son fils; et, en effet, il semblait qu'avec ces titres, ils avaient pris les sentiments de père et d'enfant. Le tableau de leur intimité, que trace Rousseau, pourrait passer pour un produit de son imagination, si nous n'avions ses lettres et celles de Milord Maréchal. Elles montrent que son récit n'est que l'exacte vérité.

Milord Maréchal obtint sans peine pour son protégé la bienveillance de Frédéric; mais le roi y voulut ajouter des bienfaits; c'était trop pour JeanJacques. De l'or? Il se révoltait à la seule pensée d'en recevoir. Des provisions? quoique plus acceptables, elles furent également refusées. L'offre de lui faire bâtir un petit ermitage, en un lieu choisi par lui, était séduisante; il répondit néanmoins qu'il était touché des bontés du roi, mais qu'il lui serait impossible de dormir dans une maison bâtie pour

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