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demander des exemplaires de son ouvrage et l'assurer que vainement on tenterait de le brouiller avec lui 1.

Certaines gens, trouvant sans doute que les pasteurs n'allaient pas assez vite, s'avisêrent, pour les stimuler et les mettre aux prises avec Rousseau, d'insérer dans la Gazette de Bruxelles et dans la Gazette d'Utrech un petit article, où l'on prétendait qu'ils approuvaient l'Emile. On ne douta pas que le coup ne vint de Voltaire et de sa cabale; aussi l'on n'en fut pas dupe 2.

D'après Gaberel, encore un membre du clergé protestant, très désireux d'excuser Rousseau et de justifier ses confrères, les pasteurs, sans applaudir aux attaques de l'auteur de l'Émile contre le christianisme, lui tinrent un large compte de ses belles pages contre le matérialisme et en faveur de la religion et de la tolérance. En chaire, ils réfutèrent les tendances blåmables de l'Émile; dans leur correspondance, ils cherchèrent à ramener l'auteur 3. A Genève, dit encore Gaberel dans un autre opuscule, Rousseau ranima le sentiment religieux. Les hommes qui se défiaient des pasteurs rafraîchissaient leur àme à la lecture de l'Emile. Néanmoins les ministres de l'Évangile ne pouvaient l'accepter tel quel. Rousseau était-il donc un défenseur de la religion? Oui, il l'était par comparaison; mot assez singulier dans la bouche d'un membre du clergé; mais il parait qu'à Genève, même dans le clergé,

1. Lettres à Jacob Vernet, 31 août; à Moultou, 1 septembre 1762. 2. Lettres de Jacob Vernet à Rousseau, 1762;

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de Moultou à Rousseau, 1er septembre 1762. - 3. GABEREL, Rousseau et les Génevois, ch. III,

§ 5.

quiconque n'était pas du parti de Rousseau était de celui de Voltaire 1.

Nous parlons ici, bien entendu, des premiers temps de la condamnation. Plus tard, nous verrons les ministres se détacher peu à peu de Rousseau. La faute n'en fut pas à eux, mais bien à lui, qui se livra contre eux et contre la religion aux invectives les plus insensées 2.

Dès cette époque néanmoins, il y eut d'honorables exceptions. Charles Bonnet, qui, pour n'être pas pasteur, n'en était pas moins religieux, était effrayé des doctrines de l'Emile. Une des meilleurs réfutations de cet ouvrage est, du reste, due à un pasteur de Genève, ancien ami de Rousseau, à Jacob Vernes. Les compliments y tiennent une large place, mais ils ne nuisent point aux bonnes raisons.

Dès 1762, Vernes avait écrit à Rousseau une lettre des plus touchantes. Aussi celui-ci, qui comptait Vernes parmi ses meilleurs amis, fut-il péniblement affecté, quand l'œuvre de réfutation parut. Outre que la louange n'y était pas rehaussée, comme dans l'Instruction de l'évêque du Puy, par la flatteuse comparaison avec Voltaire; ce qui pouvait satisfaire Jean-Jacques de la part d'un évêque catholique et français, dut lui paraître bien insuffisant de la part d'un compatriote et d'un ami. Et puis, chose plus grave, Vernes lui contestait son titre de chrétien. Or, ce titre, Jean-Jacques avait les plus sérieux

1. GABEREL, Voltaire et les Genevois, ch. XII. 2. Id. - 3. Lettre de Ch. Bonnet à Benlink, s. d. 4. Lettres sur le christianisme de M. J.-J. Rousseau, adressées à M. J. L. par JA

COB VERNES, pasteur de l'église de Celigny. Amsterdam, Neaulme, 1764, in-12 de 136 p. -5. Lettre de Vernes à Rousseau, 2 juillet 1762.

motifs d'y tenir et voulait faire croire qu'il le conservait toujours. A Genève, en effet, la profession de la religion du pays n'était pas seulement une question de morale et de conscience, mais aussi une question d'avantages civils et, en quelque sorte, de nécessité temporelle. Contester à Rousseau son titre de chrétien, c'était presque, de la part d'un ministre protestant de Genève, lui fermer les portes de sa patrie. L'œuvre de Vernes, sous son apparente modération, cachait donc un danger sérieux.

Il est clair que ces divergences n'étaient pas favorables à la paix. On se passionnait pour ou contre; des magistrats, même de ceux qui avaient opiné avec la majorité, trouvaient qu'on avait été rigoureux et auraient désiré étouffer l'affaire. Mais les partisans de Rousseau se croyaient en droit d'exiger une satisfaction plus complète. L'opinion qui, dans le premier moment, lui avait été contraire, revenait à lui, ne fût-ce que parce qu'il était l'opprimé. Une quinzaine de citoyens allèrent aux informations chez le procureur général et le syndic. Ceux-ci éludèrent la question et répondirent que le décret n'était pas sur la sentence; ils ne dirent pas qu'il était sur les registres du Conseil 1. La famille de Rousseau demanda, par requête, communication de l'arrêt. Le Conseil décida qu'il « n'y avait pas lieu d'accorder aux suppliants la fin d'icelle 2. » Jean-Jacques dit que cette requête fut faite à son insu; il est certain, du moins, qu'il mit bien du temps à en remercier les auteurs 3.

1. Lettre de Moultou à Rousseau, 1 juillet 1762. 2. Extrait des Registres du Conseil, 2 juillet 1762. 3. Lettres de Rousseau à M. de Boufflers,

4 juillet; à Moultou, 6 juillet; à M. de Luxembourg, 21 juillet; à Théodore Rousseau, 11 septembre 1762.

V

Paris avait entraîné Genève; Paris et Genève entrainèrent à leur tour d'autres États; de sorte que le malheureux Rousseau se trouva, à la fin, comme enveloppé de condamnations.

Dès le 23 juin, les États généraux de Hollande et Westfrise, sur la proposition de leur grand pensionnaire P. Steyn, déférèrent l'Émile aux magistrats, afin qu'ils eussent à informer contre cet ouvrage et, malgré le privilège accordé, à en suspendre la publication. Le livre fut, en conséquence, soumis à l'examen des pasteurs, et le 22 juillet, les magistrats donnèrent leur réponse. Les considérants sont, à peu de chose près, les mêmes que ceux du Parlement de Paris et du Petit Conseil de Genève. Il est à remarquer toutefois qu'ils laissent de côté tout ce qui a rapport à l'éducation et à la politique, pour ne s'attacher qu'à la Profession de foi, et que, pour répondre sans doute à une objection qui commençait à se produire, ils ont soin d'affirmer que cette profession de foi est bien celle de l'auteur. Enfin, le 30 juillet, conformément aux conclusions du rapport, les États généraux prononcèrent la révocation du privilège, la saisie des exemplaires, la défense de réimprimer, vendre, distribuer ou traduire l'ouvrage, sous peine d'une amende de 1,000 florins et de correction arbitraire, même par prise de corps.

Cette sentence qui, comme nous l'avons vu, contrariait Rousseau dans ses projets d'édition générale, le mécontenta profondément; cependant l'attitude de la Hollande ne pouvait le toucher à l'égal de

allait de son or

celle de Berne. Dans un cas, il Ꭹ gueil, de sa considération, de sa fortune peut-être ; dans l'autre, il y allait en outre de sa sûreté personnelle. Rousseau, chassé de France, condamné à Genève, condamné en Hollande, allait-il être forcé de reprendre encore une fois le bâton du voyageur? Et si Berne le renvoyait aussi, quel pays lui resterait ouvert après tant de condamnations?

Il avait bien voulu venir à Yverdun comme un proscrit, mais non comme un coupable. Aussitôt arrivé, il avait écrit au bailli, qui était en même temps membre du Conseil souverain de la République de Berne, afin de lui demander, non seulement l'autorisation de son gouvernement, mais sa protection et son estime. D'un autre côté, la fermentation qui régnait à Genève ne pouvait manquer de se propager jusqu'à Berne. Le réquisitoire de Tronchin y avait été imprimé dans la gazette, et, sans aucun doute, les commentaires des amis de Voltaire en avaient souligné certains passages. Ces faits étaient de nature à inspirer des alarmes à Rousseau. « Vos confrères, écrivait-il à un membre du Conseil de Berne, sont-ils décidés à me condamner aussi sans m'entendre?» « On a défendu vos livres, répondait Moultou, et c'est tout‘. » Ce n'était pas tout pourtant. « Le 9 de ce mois, dit Rousseau, M. le bailli d'Yverdun, homme d'un mérite rare, et que j'ai vu s'attendrir sur mon sort jusqu'aux larmes, m'avoua qu'il devait recevoir le lendemain et me signifier le même jour

1. Lettre à Gingens de Moiry, bailli d'Yverdun, 22 juin 1762. 2. Lettre à Mme de Boufflers, 4 juillet, et à Moultou, 6 juil

let 1762. - 3. Lettre à M. C., fin de juin ou premiers jours de juillet 1762. 4. Lettre de Mou!tou à Rousseau, 7 juillet 1762.

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