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destiné à le trouver sans cesse sur son chemin. Formey ne détestait pas Rousseau, mais il l'aurait voulu plus chrétien. Ne pouvant convertir l'auteur, il s'avisa de convertir le livre et en fit une sorte d'édition ad usum juventutis. Ce procédé ne pouvait être du goût de Rousseau. Il voulait bien être blâmé, attaqué, critiqué, mais non défiguré, estropié et mutilé. Il s'en est plaint amèrement dans plusieurs de ses lettres «< Savez-vous, écrit-il à Moultou, que l'imbécile Néaulme et l'infatigable Formey travaillent à mutiler mon Émile, auquel ils auront l'audace de laisser mon nom, après l'avoir rendu aussi plat qu'eux'. » Rousseau aurait pu se plaindre au président de l'Académie de Berlin, dont Formey était membre; Milord Maréchal l'engagea plutôt à mépriser cette misère. Dans ce temps, où les droits de la propriété littéraire étaient mal définis, où la contrefaçon se faisait au grand jour, le cas aurait sans doute été jugé peu grave. Formey d'ailleurs donnait de sa conduite une explication bien simple et de tous points conforme aux actes officiels d'Amsterdam. Le privilège accordé à Néaulme pour la publication de l'Émile ayant été révoqué et l'ouvrage condamné par les États généraux de Hollande, Néaulme exprima ses regrets d'avoir fait l'entreprise, ainsi que son aversion pour les doctrines de l'auteur. Il aurait cependant été condamné à une forte amende, s'il n'avait déclaré que, pour réparer le mal, il avait confié l'ouvrage à un savant théologien, M. Formey, afin

1. Lettre à Moultou, 30 janvier 1763. Voir aussi, Lettres à Rey, 8 janvier et 1 octobre

1763. 2. Lettre de Milord Maréchal à Rousseau, 8 janvier 1763.

d'en donner une autre édition, répurgée de tout ce qui pouvait fournir matière à scandale. Formey signa cette nouvelle édition et y joignit une introduction « Il résultait assez manifestement de là, ajoute-t-il, que je ne m'appropriais point l'ouvrage de M. Rousseau, et que je ne faisais que me prêter au but salutaire dans lequel on donnait cet Émile chrétien. Je substituais à la Profession de foi du Vicaire savoyard un morceau où la doctrine contraire est exposée. Je mis des notes au bas du texte, et j'eus soin de les distinguer de celles qui appartenaient à l'auteur. Avec ces précautions, je crus être à l'abri de tout reproche1.

IV

Le décret du Parlement n'était pas encore connu de Rousseau que déjà il était envoyé à Genève par les soins du représentant de la République à Paris. Aussitôt le Conseil s'émut, le procureur général Tronchin prépara à la hâte un réquisitoire, le 19 juin un jugement presque semblable à celui de Paris fut rendu, et le même jour, la sentence fut lue à haute voix sur les degrés de l'Hôtel de Ville. Puis le bourreau déchira lentement les pages du livre et les jeta au feu. La foule était considérable, dit un témoin oculaire; mais «< au lieu des applaudissements qui éclataient naguère, lorsqu'on brùlait les saletés du Vieux diable de Ferney, on voyait une rage

1. FORMEY, Souvenirs d'un citoyen, t. II, cité aux Lettres inédites de J.-J. Rousseau à

Marc-Michel Rey. Notes de l'éditeur J. Bosscha aux lettres 99 et 103.

muette, une stupéfaction profonde sur le visage des citoyens, et il était facile de prévoir à quel débordement de haines politiques Genève allait être livrée1.

Cette sentence, quelque hâtive qu'elle ait été, ne passa pas sans opposition. Tant qu'il ne s'était agi que d'interdictions de livres, on savait trop ce que valaient ces défenses pour s'en inquiéter beaucoup. Moultou lui-même, si expansif, si facile à troubler, quand son ami était en cause; Moultou, qui s'était si fort ému à la nouvelle du décret de Paris 2, raconte presque sans émotion que le Conseil a interdit le Contrat social, qu'il fait examiner l'Émile et a mis tous les exemplaires sous les scellés. Dès ce jour-là cependant deux membres du Conseil, Mussard et Jalabert, avaient pris énergiquement la défense de Rousseau. Mais le 19, comme le ton est changé « Mon cher ami, j'ai l'àme navrée... A Genève à Genève! on a brùlé vos deux livres! On vous a décrété de prise de corps! O Rousseau, que ta grande âme s'indigne sans s'abattre... Je le prévis hier et je fis tout au monde pour éclairer les juges. Le parti était sans doute pris; l'arrêt a été rendu ce matin *. »

Moultou, qui n'était pas membre du Conseil des Vingt-Cinq, faisait ce qu'il pouvait; mais il était gêné dans ses moyens. Au sein de l'assemblée, JeanJacques eut ses défenseurs habituels, Jalabert et Mussard, un ou deux autres encore; mais tous, sauf trois ou quatre, furent d'avis de le décréter. Ils allaient

1. GABEREL, Voltaire et les Genevois, ch. XII. 2. Lettres de Moultou a Rousseau, 14 et

16 juin 1762.
18 juin 1762.
1762.

3. Id., 16 et 4. Id., 19 juin

plus loin que Tronchin lui-même, qui concluait à brûler les livres sans s'attaquer à l'auteur, lequel, disait-il, n'est plus notre concitoyen, puisqu'il déclare lui-même avoir abjuré notre religion'. >>

>>

Rousseau, en apprenant la sentence, fut indigné. (( Quoi! décrété sans être our ! Et où est le délit ?»> Il était résolu, dit-il, à aller purger son décret,... mais plus tard. C'était prudent, car il n'était pas sûr qu'on fût en état de l'entendre. Mais ce qui paraîtra plus étonnant, c'est qu'il blama Moultou d'avoir pris trop ouvertement ses intérêts. Il veut être servi à sa mode 2. « Ne cherchez point à parler de moi, lui écrit-il encore; mais, dans l'occasion, dites à nos magistrats que je les respecterai toujours, même injustes. Je sens dans mes malheurs que je n'ai point l'àme haineuse, et c'est une consolation pour moi de me sentir bon aussi dans l'adversité. Nous verrons s'il fut fidèle jusqu'à la fin à ces beaux sentiments.

Il se plaint d'avoir été décrété sans être ouï; mais, légalement du moins, il ne tenait qu'à lui d'être entendu. Il n'avait pour cela qu'à aller présenter sa défense avant sa condamnation. Il en fut à Genève comme à Paris, et en outre, à Genève comme à Paris, lui et ses amis ne tardèrent pas à prétendre qu'il avait été, non pas décrété, mais condamné, sans avoir été entendu.

Parmi ses défenseurs, il ne faut pas oublier de signaler le colonel Pictet, membre du Conseil des Deux-Cents. Il écrivit une lettre si énergique que,

1. Lettre de Moultou à Rousseau, 22 juin 1762. - 2. Lettre

à Moultou, 22 juin 1762. 3. Id., 24 juin 1762.

quoiqu'il ne l'eût pas signée et ne l'eût reconnue que comme lettre intime, il fut appréhendé au corps, condamné à demander pardon à Dieu et à leurs seigneuries, et privé pendant un an de ses droits de bourgeoisie. Le libraire Duvillard, qui avait répandu la lettre, fut enveloppé dans la même condamnation et privé de ses droits pendant six mois'.

Rousseau se demandait comment on pourrait ériger le tribunal pour juger Pictet, et voyait là pour celui-ci << l'occasion de jouer un très beau rôle et << de donner à ses concitoyens de grandes leçons. » Lui-même aurait eu, par contre-coup, sa part du succès; mais l'affaire ne paraît pas avoir eu le retentissement qu'on en espérait 2.

Pictet, recherchant dans sa lettre les causes de la sentence du Conseil, en signale trois principales: l'influence de la France, l'action de Voltaire, le désir des pasteurs de se laver du reproche de socinianisme que leur avait adressé autrefois d'Alembert.

L'action de la France est manifeste. A peine l'arrêt du Parlement est-il rendu, que de Sellon, le représentant de la République à Paris, est chargé d'en informer son gouvernement. On sait l'empressement que celui-ci mit à prononcer la sentence; il n'en mit pas moins à l'annoncer au Résident de France, et dès le 11 juillet, de Sellon adressait au

1. BARNI, Histoire des idées morales et politiques au XVIIIe siècle, 1847, 20o leçon. GABEREL, Voltaire et les Genevois, ch. XII; Archives de Genève; Registres du Conseil, année 1762. - DESNOIRESTERRES, t. VI, sect. VII.

Lettre de Moultou à Rousseau, 17 juillet 1762.- Lettre de Pictet, datée du 22 juin 1762. 2. Lettres à M. de Luxembourg, 21 juillet, et à Marcet, 24 juillet 1762.

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