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blâmer, ni prétendre que sa fuite équivalait à un aveu, on doit constater au moins qu'il ne fut condamné qu'après une mise en demeure, qui, pour être violente, n'en fut pas moins réelle.

Il avait craint que le Parlement ne fit saisir ses papiers et ses meubles. L'arrêt le disait en effet, sauf à n'en rien faire. Il n'y eut ni scellés apposés, ni mobilier saisi. Le maréchal continua à mettre en ordre les papiers et à toucher les intérêts d'un petit placement qu'avait fait Rousseau. Thérèse, qui s'était décidée à aller rejoindre son maître, vendit librement une partie des effets, et mit le reste en paquets pour l'emporter. Conti avait d'ailleurs agi puissamment, et, Rousseau une fois parti, le Parlement n'en demandait pas davantage. Il était à coup sûr bien éloigné de consentir à lever le décret, ainsi que l'espérait Coindet'; mais rien ne prouve, d'un autre côté, ainsi que le bruit s'en répandit un moment, que des tentatives aient été faites pour associer le Parlement de Rouen à celui de Paris 2. Le plus probable, c'était que l'affaire en resterait là3.

Le décret du Parlement, fondé en grande partie sur des motifs religieux, mettait en quelque sorte l'autorité ecclésiastique en demeure de se prononcer. Ce fut la Sorbonne qui commença par un acte du 1er juillet 1762, elle censura cinquante-huit propositions tirées de l'Emile, non comme les seules condamnables, mais comme les plus coupables. Cette décision fut approuvée par un bref du Pape Clément XIII. De son côté, l'archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, publia, le 20 août 1762, un

1. Lettre de Moultou à Rousseau, 4 août 1762. 2. Id., 17 juillet 1762. 3. Lettres du

maréchal de Luxembourg à Rousseau, 23 et 29 juin, 25 juil

long mandement, où il censurait le livre et en interdisait la lecture. Rousseau, qui n'avait eu que du mépris pour la décision de la Sorbonne, fut autrement affecté par celle de l'archevêque. Ne la jugeant donc pas, dit-il, indigne d'une réponse, il en fit une, qui fut imprimée en Hollande1. A propos de cette réponse, nous aurons à revenir sur le mandement lui-même.

Pour en finir avec ces condamnations, disons encore que l'Assemblée du clergé censura l'Émile en 1765.

Mais en dehors de ces actes officiels, nous en avons bien d'autres à signaler.

III

Il ne faut pas demander si Mme Latour fut ravie, quand elle reçut, de la part de l'auteur lui-même, les quatre bienheureux volumes. Elle ne regrette qu'une chose, c'est que sa fille, qui a quinze ans, soit née trop tôt pour être élevée dans d'aussi beaux principes 2.

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Mme de Créqui exprime d'abord presque la même idée « J'ai pensé que vos quatre volumes étaient peut-être propres à me donner bien des regrets... Ainsi je n'ai pas nourri mon fils, et je l'ai emmailloté; mais on est esclave de l'opinion. Mme de Créqui était d'ailleurs trop pieuse pour avoir l'admiration aveugle de Me Latour, et à mesure

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1er juillet, 2 juillet, 16 septembre 1762.

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TOME II

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qu'elle avance dans sa lecture, ses sentiments se refroidissent. Ce n'est pas elle qui aurait parlé à JeanJacques de l'adoration que lui ont vouée les créatures privilégiées qu'il a formées ou rassurées de ses mœurs qui ne laissent à découvert aucun côté qu'on puisse attaquer avec avantage, — de sa raison, qui ne connaît ni faiblesses, ni intermittences'. « J'ai lu, dit Mme de Créqui, votre roman sur l'éducation. Je l'appelle ainsi, parce qu'il me parait impossible de réaliser votre méthode; mais il y a beaucoup à apprendre, à méditer et à profiter. » Et à propos du Vicaire savoyard: « Je vous avoue que le manuscrit dont vous avez tiré de pareilles choses ne me paraît bon qu'à mettre les passions à l'aise... La source de toutes les méprises de ce genre, c'est de sauter à pieds joints par-dessus le péché originel, et d'avoir trop de confiance dans des principes qui partent d'une nature corrompue 2. » Son affection et son âge permettaient à Mme de Créqui de prêcher un peu Rousseau; elle use avec plaisir de ce privilège. « Nous différons beaucoup, lui écrivait-elle plus tard, par nos vues et notre foi sur la religion; mais j'ose dire que, sur la probité, nous avons beaucoup de rapports. Plût à Dieu que nous fussions aussi catholiques tous deux que nous sommes honnêtes gens! Vous feriez des miracles, et vous feriez notre consolation dans ces temps pervers. Oui, plût à Dieu, encore une fois, que je vous visse dire votre chapelet, dussé-je vous en donner un de diamant. » Rousseau prenait très bien ces

1. Mêmes lettres de Mme Latour à Rousseau. — 2. Lettre de Mme

de Créqui à Rousseau, 2 juin 1762.

sermons, à la condition toutefois de n'en tenir aucun compte1.

A côté des témoignages de l'amitié, il y avait les lettres de politesse ou de convenance. Dès le 15 juin, d'Alembert adressait à Rousseau ses compliments et ses condoléances, et lui proposait ses services, pour le cas où il lui plairait de se retirer dans les États du roi de Prusse; soit auprès du souverain; soit, si la vie de cour l'effrayait, dans le pays de Neuchâtel. « Si quelque chose, dit-il, peut adoucir votre peine, c'est de penser que, depuis Socrate jusqu'à vous, il y a eu des cuistres; que, tandis que les imbéciles vous relèguent loin d'eux, les gens de lettres, qui savent écrire et penser, vous placent à leur tête, et que vous trouverez partout mille bouches ouvertes pour le dire et mille bras ouverts pour vous recevoir 2. » D'Alembert pensait-il absolument tout ce qu'il disait? Il est permis d'en douter, quand on compare sa lettre avec le Jugement qu'il écrivit plus tard. Alors, l'Émile n'est plus qu'un «< livre plein d'éclairs et de fumée, de chaleur et de détails puérils, de lumière et de contradictions, de logique et d'écarts; en mille endroits, l'ouvrage d'un écrivain de premier ordre, et en quelques-uns celui d'un enfant. » D'Alembert n'en laisse guère debout que la Profession de foi, ou, plus exactement, la seconde partie de la Profession de foi. La Profession de foi faisait en effet trop bien l'affaire des philosophes du jour, pour qu'ils n'y missent pas leurs complaisances.

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Après ce qui s'était passé, Malesherbes était dans une situation délicate pour louer l'Émile. Aussi ses félicitations vinrent un peu tard, et après une mise en demeure de Rousseau. « Vos malheurs, répondit Malesherbes, loin de refroidir mon estime et mon amitié, vous ont gagné bien des gens, même de ceux qui se sont sont crus obligés de foudroyer contre vous... Je n'ai pas toutefois adopté tous vos sentiments sur des matières indifférentes, et à plus forte raison, sur les premiers principes que vous avez discutés... J'ai blàmé, ou plutôt, j'ai gémi de votre imprudence à produire votre facon de penser en tout genre, sans aucun ménagement1. >>

D'autres félicitations plus complètes arrivèrent à Rousseau de divers côtés. Conti était enthousiasmé 2, Hume faisait adresser à l'auteur l'expression de son estime et de sa vénération. L'ouvrage était traduit et imprimé en Angleterre par deux ou trois libraires, et, en moins de deux mois, y arrivait à la seconde édition‘. Enfin, témoignage plus flatteur que tous les autres, le duc de Wirtemberg «<< heureux d'être devenu père au siècle de Rousseau, se faisait son disciple, et plaçait sous sa direction l'éducation de sa fille. » L'admiration du duc est bien parfois un peu naïve; Jean-Jacques n'en prend pas moins fort au sérieux ses fonctions de directeur, et, pour s'en acquitter, ne recule pas, lui qui aimait si peu à

1. Lettres de Rousseau à Malesherbes, 26 octobre, et de Malesherbes à Rousseau, 13 novembre 1762. - 2. Lettre de Mme de Verdelin à Rousseau, 26 octobre 1762. -3. Lettres de Mme de Boufflers

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à Rousseau, 24 juin et 21 juillet 1762; avec une lettre de Hume renfermée dans cette dernière.

4. Lettres de Milord Maréchal à Rousseau, 2 octobre et 29 novembre 1762.

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